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MÉMOIRES D’ALEX. DUMAS

soin de changement qui poursuit ceux que la mort presse, et à nos besoins, à nous ; c’était bien peu, comme on voit.

Aussi ma pauvre mère mit-elle en campagne tous les anciens amis de mon père, Brune, Murat, Augereau, Lannes, Jourdan, pour obtenir une pension de l’empereur. Tout fut inutile. Les instances les plus pressantes allèrent se briser contre cette haine, étrange, et, fatigué d’entendre répéter un nom qui n’était déjà plus qu’un souvenir, Napoléon s’emporta jusqu’à dire à Brune, le plus ardent de nos solliciteurs :

— Je vous défends de jamais me parler de cet homme-là.

Cependant ma mère ne pouvait croire que, veuve d’un homme qui avait commandé en chef trois armées, qui avait été sous les drapeaux pendant vingt ans, à qui ses campagnes faisaient quarante-quatre ans de service, quoiqu’il n’eût que quarante et un ans d’âge, ma mère ne pouvait croire que cette pauvre veuve n’eût pas droit de demander à la France une pension, un secours, un morceau de pain. Une lettre de Jourdan vint lui enlever tout espoir et lui apprendre qu’il ne fallait plus rien attendre que de Dieu.

Voici cette lettre. On ne croirait pas, si je racontais purement et simplement, on ne croirait pas que, dans ce temps de splendeur guerrière, quand Napoléon, installé dans le palais des rois de France, remuait plus de millions que n’en avait jamais remué Louis XIV, on ne croirait pas que ce conquérant, ce vainqueur, ce César, cet Auguste, qui posait son pied sur l’Europe et étendait sa main sur le monde, laissât sciemment mourir de faim la femme et les enfants de celui qui avait pris le mont Cenis, fait capituler Mantoue, forcé les gorges du Tyrol et apaisé la révolte du Caire. 

Mais, comme il faut qu’on le croie, sire, je citerai la lettre de Jourdan, dût-elle faire tache au manteau impérial de Votre Majesté.

« Naples, 28 avril 1806.
» Madame,

» J’ai l’honneur de vous prévenir que je viens de recevoir de Son Excellence le ministre de la guerre une réponse à la