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MÉMOIRES D’ALEX. DUMAS

exalté par ses triomphes intimes, Hiraux résolut d’abandonner l’épicerie pour se livrer entièrement à la musique instrumentale.

Ses dispositions étaient en effet réelles, et, presque sans maître, il parvint à une telle force sur l’épinette et sur le violon, que la ville de Villers-Cotterets le nomma son organiste aux appointements de huit cents livres par an.

Hiraux s’en faisait à peu près autant en donnant des leçons de violon et de clavecin. Ensuite, tous les élèves ne payaient pas en argent. Hiraux recevait ses cachets en nature : le marchand de bois le payait en bois et en copeaux ; l’épicier, en sucre, en pruneaux et en confitures ; le tailleur, en redingotes, en gilets et en pantalons. Il en résultait qu’avec ses seize cents francs argent et les rentrées en nature, Hiraux avait non-seulement de quoi vivre, mais encore jouissait d’une certaine aisance, qui lui permettait d’envoyer promener ceux de ses élèves qui le mécontentaient ou qui n’avaient pas de dispositions.

Ma mère proposa donc à Hiraux de se charger de mon éducation musicale ; ce qu’il accepta avec empressement, et ce que je vis de mon côté sans trop de répugnance. Hiraux était déjà, à cette époque, un homme de soixante ans, mais si gai, si jovial, si spirituel, si fécond en contes drolatiques, si plein d’une verve intarissable, que jeunes et vieux l’aimaient d’une égale amitié. Quant à moi, depuis que je me connaissais, je connaissais Hiraux. Il avait été le premier maître de musique de ma sœur avant qu’elle partît pour Paris, et, à toutes ses vacances, il était resté son répétiteur.

Dans les derniers temps de sa maladie, mon père, qui, ainsi que je l’ai dit, souffrait beaucoup, et qui se voyait mourir tout vivant, invitait souvent Hiraux à venir nous voir au château des Fossés ; et, comme il n’y avait qu’une lieue de Villers-Cotterets aux Fossés, Hiraux venait à pied aux Fossés ; et s’en retournait à pied coucher à Villers-Cotterets.

C’est-à-dire, entendons-nous : Hiraux, toujours poltron, avait commencé par coucher aux Fossés ; mais il était convenu que la persécution poursuivrait ce pauvre Hiraux toute