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MÉMOIRES D’ALEX. DUMAS

Ce voyage, comme tous les voyages enfantins, fut plein d’étonnements pour moi. Je me rappelle avoir eu longtemps à notre gauche une montagne surmontée d’une ruine, qui me paraissait un pic des Alpes ou des Cordillères, montagne que j’ai revue depuis, et que je n’ai pas trouvée plus haute que Montmartre.

Je me rappelle avoir eu à ma droite une tour qui me sembla si haute, que je demandai si ce n’était pas la tour de Babel.

La montagne était la butte de Montigny.

La tour était la tour de Vez.

Nous arrivâmes, après un voyage qui me parut démesurément long, et qui dura sept ou huit heures en tout ; nous marchions du pas de Joseph et de la vierge Marie fuyant en Égypte ; seulement, je ne sache pas que l’on ait conservé le souvenir des haltes que nous fîmes en route.

Enfin nous arrivâmes. C’était le bon moment pour débarquer chez l’oncle Fortier : on était au commencement de septembre ; il y avait un beau berceau de vigne, où pendaient des grappes de raisin à lutter contre celles de la terre promise ; il y avait, dans une petite cour, un dominotier tout chargé de prunes ; il y avait enfin un immense jardin tout plein de pêches, d’abricots et de poires.

En outre, la chasse venait de s’ouvrir.

L’abbé Fortier me reçut assez bien, quoique avec plusieurs grognements qui prouvaient que toute ma personne ne lui était pas également sympathique.

L’abbé était fort instruit : il savait le latin et le grec sur le bout de son petit doigt ; il me salua dans la langue de Cicéron ; je voulus lui répondre et fis trois barbarismes en cinq mots.

Il était fixé.

Ce fut ma première humiliation morale. Je raconterai la seconde en son lieu et place.

Je voulus me rattraper sur l’histoire naturelle et sur la mythologie ; mais l’abbé Fortier était de première force sur tout cela, et je baissai l’oreille avec un soupir.

J’étais vaincu.