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Page:Dumas - Mes mémoires, tome 2.djvu/183

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MÉMOIRES D’ALEX. DUMAS

J’avais trouvé cela merveilleux, et j’avais longtemps rêvé à la possibilité d’en faire autant dans un grand péril.

Or, j’étais arrivé à sauter quatorze pieds, avec mes propres forces et sans le secours d’aucune lance ; cet acte d’agilité émerveillait mes camarades, dont deux ou trois seulement pouvaient lutter avec moi. Comment donc laissait-il si froide ma belle Parisienne ?

Je me figurai que cette froideur venait de son incrédulité.

— Vous allez voir, lui dis-je.

Et, sans écouter ses observations, je pris mon élan, et, d’un bond qu’eût envié Auriol, je me trouvai au delà du fossé.

Mais Auriol fait ses exercices avec un pantalon large, tandis que, moi, je faisais les miens avec une culotte étroite. Lorsque je retombai, pliant sur mes genoux, un sinistre craquement se fit entendre ; une impression d’air me frappa vers la partie inférieure de ma personne : je venais de crever le fond de ma culotte.

Le coup était décisif ; je ne pouvais ramener ma belle Parisienne à la salle de danse, et me livrer au moindre exercice chorégraphique sous le poids d’un pareil accident ; je ne pouvais lui dire ce qui venait de m’arriver et lui demander congé pour une demi-heure. Je résolus donc de prendre congé sans le demander ; et, en effet, sans prononcer une seule parole, sans donner aucune explication, je partis d’une course effrénée, me dirigeant vers la maison, distante de plus d’une demi-lieue, au milieu des promeneurs étonnés, et se demandant si mon passage rapide, à travers la foule, était le résultat d’un pari ou d’un accès subit d’aliénation mentale.

J’arrivai à la maison dans l’état, à peu près, où mon père arriva au trou Jérémie, le jour où il avait fait la rencontre d’un caïman, et s’était amusé à lui jeter des pierres.

En m’apercevant, ma pauvre mère fut effrayée de l’état de surexcitation dans lequel j’étais. Haletant, sans voix, près d’étouffer, je ne pus répondre à ses questions que par ce geste peu respectueux que le Napolitain se permet à l’endroit de son Vésuve, quand il croit avoir à s’en plaindre ; mais ma mère ne vit dans ce geste que ce qui y était réellement, c’est-à-dire un