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Page:Dumas - Mes mémoires, tome 2.djvu/297

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MÉMOIRES D’ALEX. DUMAS

vait, dans une circonstance bien différente, permis de donner, le jour de la Pentecôte, une preuve de ma légèreté à mademoiselle Laurence. Enfin, du parc, j’avais gagné ce qu’on appelle chez nous le Manège, et j’étais rentré dans la ville par la rue du Château.

Il en résultait que ma mère, qui regardait du côté opposé, ne m’avait pas vu rentrer, et ne se doutant point de la ruse employée par moi pour dérouter, le cas échéant, les propos si prompts et si cruels des petites villes, il en résultait, dis-je, que ma mère se donnait au diable pour savoir, d’où je venais.

Cette ignorance de ma mère, les soupçons qu’elle fit plus tard naître dans son esprit au sujet d’une autre personne, eurent sur ma destinée une influence assez sérieuse pour que j’y appuie un instant ; ces détails ne sont pas aussi puérils qu’ils le paraissent au premier abord.

D’ailleurs, tout n’est-il pas puéril aux yeux de certaines personnes, tandis que, pour d’autres, — et j’ai bien peur que celles-là ne soient les vrais penseurs et les vrais philosophes, — tandis que, pour d’autres qui veulent suivre aux mains de la Providence le fil qui mène l’homme de la naissance à la mort, c’est-à-dire de l’inconnu au doute, tout détail a son importance, parce que le plus petit prend sa part dans l’ensemble de ce grand tout qu’on appelle la vie ?

J’étais donc grondé par ma mère, qui ne me gronda pas longtemps, car je l’embrassais pendant qu’elle me grondait ; d’ailleurs, elle n’était plus inquiète, et, avec cet œil de mère, et peut-être plus encore de femme, qui lit jusqu’au fond des cœurs, elle me voyait profondément heureux.

La joie est un abîme comme la douleur ; l’extrême joie touche de si près à la souffrance, que, comme la souffrance, elle a ses larmes.

Ma mère me quitta pour s’aller coucher, non point parce qu’elle était fatiguée, pauvre mère ! mais parce qu’elle sentait que j’avais besoin d’être seul avec moi-même, seul avec mes souvenirs si récents, que je les tenais encore enfermés tout palpitants dans mon cœur, comme on tient dans sa poitrine toute une nichée d’oiseaux qui cherchent à s’envoler.