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Page:Dumas - Mes mémoires, tome 2.djvu/300

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MÉMOIRES D’ALEX. DUMAS

Mort. — Aussi avait-il écrit sur la porte de son cabinet de travail, ce pauvre épicurien, qui, à force d’imagination, voyait en rose une vie pour lui toute tendue de noir, aussi avait-il écrit ces quatre vers, où respiraient tout ensemble sa molle insouciance et sa douce philosophie :

Loin du sot, du fat et du traître,
Ici ma constance attendra :
Et l’Amour qui viendra peut-être,
Et la Mort qui du moins viendra !

La Mort est venue, pauvre Théaulon ! venue avant l’heure, pour toi comme pour Pichat, comme pour Soulié, comme pour Balzac ; car il y a deux Morts chargées par le Seigneur de pousser les hommes dans l’éternité : l’une sourde, froide, impassible, obéissant aux tristes lois de la destruction : la Mort d’Holbein, la Mort du cimetière de Bâle, la Mort incessamment mêlée à la vie, cachant sous les masques les plus capricieux sa face de squelette, voilant son corps osseux sous le manteau du roi, sous les habits dorés de la courtisane, sous les haillons fangeux du mendiant, marchant côte à côte avec nous ; spectre invisible, mais toujours présent ; hôte sombre, compagnon funèbre, suprême amie qui nous reçoit dans ses bras quand nous trébuchons aux limites de la vie, et qui, doucement et pour toujours, nous couche sous la froide et humide pierre du tombeau ; — l’autre, sœur de celle-là, fille, comme elle, de l’Érèbe et de la Nuit ; l’autre, inattendue, haineuse, embusquée à l’angle du bonheur, au tournant des prospérités, prête, comme le vautour et comme la panthère, à fondre ou à bondir sur sa proie ; celle-là, c’est la Mort d’Orcagna, la Mort du campo-santo de Pise ; la Mort vivante, envieuse, qui, le teint terreux, les cheveux au vent, l’œil étincelant comme celui du lynx, vient prendre Pétrarque au milieu de son triomphe, Raphaël au milieu de ses amours ; à qui toute joie, toute gloire, toute richesse fait ombrage, et qui, passant, rapide, insoucieuse et sourde, au-dessus des malheureux qui l’invoquent, va frapper au milieu des fleurs,