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Page:Dumas - Mes mémoires, tome 2.djvu/313

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MÉMOIRES D’ALEX. DUMAS

parti pris chez lui de faire de moi un auteur dramatique, de Leuven m’avait consolé en me disant que l’opinion de son père était que certaines œuvres allemandes se refusaient absolument à la traduction, et que, tout particulièrement, la ballade de Lénore tenait le premier rang parmi ces œuvres-là.

Voyant que de Leuven ne perdait pas son espoir, j’avais peu à peu repris le mien.

Je dirai plus, à quelques jours de là, j’eus même un triomphe.

Lafarge avait beaucoup ri de cette idée qu’avait eue de Leuven, de faire de moi son collaborateur. En effet, quelle connaissance pouvait avoir du théâtre parisien un enfant sans éducation ; pauvre provincial, perdu dans une petite ville de l’Île-de-France ; ignorant de la littérature française et de la littérature étrangère ; connaissant à peine les noms des maîtres ; n’éprouvant pour leurs chefs-d’œuvre les plus vantés, dont son défaut d’éducation artistique lui voilait la forme, qu’une médiocre sympathie ; se mettant à la pratique sans savoir, en théorie, ce que c’était qu’un plan, qu’une action, qu’une péripétie, qu’un dénoûment ; n’ayant jamais lu jusqu’au bout ni Gil Blas, ni Don Quichotte, ni le Diable boiteux, livres recommandés par les directeurs d’éducation à l’admiration générale, et pour lesquels, je dois l’avouer à ma honte, l’homme qui a succédé à l’enfant n’éprouve pas, aujourd’hui même, un bien vif intérêt ; lisant, en échange, tout ce qu’il y a de mauvais dans Voltaire, qui était à la mode à cette époque comme opposition politique et religieuse ; n’ayant jamais ouvert un volume ni de Walter Scott ni de Cooper, ces deux grands romanciers, dont l’un a si bien connu l’homme, dont l’autre a si bien deviné Dieu ; tandis qu’au contraire, il avait dévoré tous les méchants livres de Pigault-Lebrun, dont il raffolait, le Citateur compris ; ne connaissant de nom ni Goethe, ni Schiller, ni Uhland, ni André Chénier ; ayant entendu parler de Shakspeare, mais comme d’un barbare, du fumier duquel Ducis avait tiré ce collier de perles qu’on appelle Othello, Hamlet et Roméo et Juliette, mais sachant par cœur son Bertin, son Parny, son Legouvé, son Demoustier ?