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Page:Dumas - Mes mémoires, tome 2.djvu/37

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MÉMOIRES D’ALEX. DUMAS

— Eh bien, Boudoux, voici dix francs ; vous boucherez toutes les mares des environs, et, samedi soir, nous irons, Dumas et moi, tendre les deux mares du chemin de Compiègne et du chemin de Vivières. Il nous faut, près de l’une ou de l’autre de ces mares, une excellente hutte, où nous puissions passer la nuit.

— C’est bon, monsieur Auguste, dit Boudoux ; ce sera fait.

— En outre, je veux, ce soir, deux mille gluaux, afin de les engluer d’avance.

— Vous les aurez, monsieur Auguste.

— C’est bien, dit Lafarge avec un geste d’empereur.

Ce fut la première leçon de luxe que je reçus ; ceux qui ont lu Monte-Cristo peuvent dire si j’en ai profité.

Le samedi soir, grâce aux dix francs donnés à Boudoux, tout était prêt. Nous tendîmes les deux mares après le dernier chant du rouge-gorge. Nous nous enveloppâmes, Auguste dans son carrick, moi dans ma couverture, sur un lit de fougère préparé par Boudoux, et nous tâchâmes de dormir.

Je dis que nous tâchâmes de dormir, non pas que l’air ne fût point doux, que la forêt ne fût point calme, que la lune ne fût point sereine ; mais l’attente d’un plaisir tient presque aussi éveillé que le plaisir même. Il y a bien peu d’années que je dors pendant la nuit qui précède l’ouverture de la chasse, et il a fallu que ma vie arrivât à traîner derrière elle de bien sérieuses préoccupations pour que ces insomnies disparussent.

Il était donc bien rare que je dormisse pendant ces belles nuits, agité par l’attente d’une marette, d’une pipée ou d’une chasse. Au reste, ces veillées solitaires n’ont pas été perdues pour moi. Si j’ai dans le cœur quelque sentiment de la solitude, du silence et de l’immensité, je le dois à ces nuits passées dans la forêt, au pied d’un arbre, à regarder les étoiles à travers la voûte de feuillage qui s’étendait entre moi et le ciel, et à écouter tous ces bruits mystérieux et inconnus qui s’éveillent au sein des bois aussitôt que la nature s’endort.

Lafarge ne dormit guère plus que moi. À quoi rêvait-il ? Sans doute à quelque joli visage de grisette, abandonnée dans une mansarde de Paris, ou, tout simplement encore, à cette