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Page:Dumas - Mes mémoires, tome 2.djvu/7

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MÉMOIRES D’ALEX. DUMAS

en ce moment qu’un enfant suffisait pour vaincre cet invincible.

Tant que l’Hercule couronné portait le monde à lui tout seul, cela allait bien. Mais, quand il en laissait la moindre part sur les épaules de ses lieutenants, leurs épaules pliaient.

Le soir vint ; il y eut un grand dîner chez M. Deviolaine, on m’y fit venir. Le maréchal me prit entre ses jambes, et me caressa.

Il avait connu mon père.

Je lui demandai des nouvelles de mon parrain Brune ; il était en disgrâce ou à peu près.

Le dîner fut triste, la soirée lugubre. Le maréchal se retira de bonne heure, se coucha et s’endormit.

À minuit, nous fûmes réveillés par des coups de fusil. On se battait dans le Parterre. Le maréchal s’était mal gardé ; l’ennemi venait de lui prendre son parc, et lui-même, à moitié vêtu, s’était sauvé de chez M. Deviolaine par une porte de derrière.

Le matin, l’ennemi avait disparu, emmenant nos douze pièces d’artillerie.

Le même jour, le maréchal se retira sur Compiègne, je crois, et la ville resta abandonnée.

Cette fois, l’ennemi ne devait point tarder à paraître : ma mère se remit à un second haricot de mouton.

Les journées se passaient en alarmes continuelles. Pour deux cavaliers que l’on apercevait sur la grande route, le cri « Les Cosaques ! les Cosaques ! » retentissait. Une espèce de trombe de gens courant, d’enfants criant, passait par les rues ; volets et portes se fermaient sur son passage, et la ville prenait l’aspect funèbre d’une ville morte.

Ma mère, malgré son haricot de mouton, qui bouillait incessamment sur le fourneau, et son vin du Soissonais, qui attendait le tire-bouchon, s’effrayait comme les autres, fermait sa porte, et alors, dans quelque coin retiré, me pressait sur sa poitrine, tout émue et toute tremblante.

On comprend qu’au milieu de ces transes, il n’y avait plus