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Page:Dumas - Mes mémoires, tome 2.djvu/9

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MÉMOIRES D’ALEX. DUMAS

sieurs chevaux, et nous voyons déboucher, par la rue de Soissons, une quinzaine de cavaliers à longue barbe, à longue lance, qui semblent bien plutôt des fuyards éperdus que des vainqueurs menaçants.

Devant eux fenêtres et portes se ferment. Leurs chevaux, lancés au galop, parcourent la rue de Largny dans toute sa longueur ; puis ils reviennent sur leurs pas, toujours galopant, se rengouffrent dans la rue de Soissons, d’où ils sont sortis, et disparaissent comme une bruyante et hideuse vision.

À peine ont-ils disparu, qu’on entend un coup de feu.

À ce bruit, ma mère tressaille ; mais la poudre fait sur moi son effet ordinaire ; je glisse entre ses mains, je lui échappe ; je cours, malgré ses cris, à l’entrée de la rue de Soissons.

Sur le seuil d’une porte ouverte, une femme se tord les bras.

C’est la femme d’un marchand bonnetier, nommé Ducoudray.

À ses cris, à ses gestes de désespoir, au fur et à mesure que les portes se rouvrent, les voisins accourent et s’amassent sur la porte.

Je suis arrivé l’un des premiers, et j’ai reconnu la cause de ces cris et de ce désespoir.

À l’approche des Cosaques, le bonnetier a refermé, par crainte, sa porte, qu’après leur premier passage il avait ouverte par curiosité ; en passant, l’un des cavaliers a lâché dans la porte fermée, comme il eût fait dans une cible, un coup de pistolet. La balle a traversé la porte, a frappé M. Ducoudray à la gorge, et lui a brisé la colonne vertébrale.

Il était couché à terre, la tête reposant sur les genoux de sa fille, perdant des flots de sang par sa blessure, qui avait déchiré l’artère, et il ne respirait déjà plus.

La mort avait été instantanée.

De là les cris, de là le désespoir de la femme.

Quant aux Cosaques, ils avaient disparu comme ils avaient apparu, et, sans cette trace sanglante qu’ils avaient laissée de leur passage, la ville aurait pu croire qu’elle venait de faire un mauvais rêve.