Aller au contenu

Page:Dumas - Mes mémoires, tome 2.djvu/91

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
88
MÉMOIRES D’ALEX. DUMAS

font ricocher leurs boulets tout autour de Napoléon ; quand toute cette vaste plaine n’est plus qu’une fournaise, un cimetière, une vallée de Josaphat ; quand on n’entend plus, au milieu de tous ces cris, que le cri fatal de Sauve qui peut ! quand les plus braves fuient, quand le général Cambronne et la garde seuls s’arrêtent pour mourir, Napoléon jette un dernier regard sur cette vaste étendue où plane l’ange de l’extermination, puis il appelle à lui son frère Jérôme :

— Jérôme, lui dit-il, la bataille de Mont-Saint-Jean est perdue ; mais celle de Laon est gagnée. Tu vas rallier ce que tu pourras d’hommes, quarante mille, trente mille, vingt mille même ; tu t’arrêteras avec eux à Laon ; la position est imprenable, et je m’en rapporte à toi pour qu’elle ne soit pas prise. Moi, pendant ce temps, avec vingt-cinq hommes et deux bons guides, je me jette dans les chemins de traverse, et je rejoins Grouchy, qui n’est pas à plus de six lieues d’ici avec trente-cinq mille hommes, et, tandis que tu arrêtes l’ennemi devant Laon, je tombe sur ses derrières, et je l’éparpille au cœur de la France : le patriotisme français fera le reste.

Puis, comme Richard III, après cette bataille où il venait de perdre la couronne, et où il allait perdre la vie :

— Un cheval, un cheval ! demanda-t-il.

On lui amena son cheval.

Il se mit péniblement en selle, choisit son escorte, fit approcher les guides, et lança son cheval au galop.

Mais, après vingt-cinq pas, il s’arrêta court :

— Impossible, dit-il, je souffre trop !

Et il descendit.

Jérôme accourut.

— Fais de ton mieux, lui dit-il ; quant à moi, je ne puis rester à cheval.

Napoléon, à son retour de l’île d’Elbe, avait eu, comme François Ier, sa belle Ferronnière ; seulement, ce n’était pas la vengeance d’un mari qui la lui avait envoyée, c’était le conseil d’un diplomate.

Homme de la fatalité, tu as accompli ta tâche, maintenant tu peux tomber !