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Page:Dumas - Mes mémoires, tome 3.djvu/181

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MÉMOIRES D’ALEX. DUMAS

— À quel propos donc vous êtes-vous permis cette vivacité ?

Je lui racontai mon aventure, et lui demandai si je devais prévenir mes témoins le soir même, ou s’il serait encore temps le lendemain matin.

Il secoua la tête.

— Oh ! ni ce soir ni demain matin, me dit-il.

— Comment, ni ce soir ni demain matin ?

— Non, ce serait du dérangement inutile.

— Et pourquoi cela ?

— Mais parce que vous êtes tombé dans un nid de claqueurs.

— Un nid de claqueurs !… Qu’est-ce que c’est que cela ? demandai-je.

— Oh ! jeune homme, s’écria mon voisin d’un ton paternel, gardez bien cette sainte ignorance !

— Cependant, si je vous priais de la faire cesser ?…

— Avez-vous entendu dire qu’il y eût autrefois des empereurs à Rome ?

— Mais oui.

— Vous rappelez-vous le nom du cinquième de ces empereurs ?

— Néron, je crois.

— C’est cela. Eh bien, Néron, qui empoisonna son cousin Britannicus, qui éventra sa mère Agrippine, qui étrangla sa femme Octavie, qui tua, d’un coup de pied dans le ventre, sa maîtresse Poppée, Néron avait une voix de ténor, dans le genre de celle de Ponchard ; seulement, sa méthode était moins savante ; de sorte que, de temps en temps, Néron chantait faux ! Cela n’avait pas d’inconvénient, tant que Néron chantait au Palatin ou à la Maison-Dorée, devant ses convives ou devant ses courtisans ; cela n’eut pas même d’inconvénient encore, tant que Néron chanta en regardant brûler Rome ; les Romains étaient si occupés autour de l’incendie, qu’ils ne faisaient point attention à un dièze de plus ou à un bémol de moins. Mais, quand il lui prit envie de chanter sur un théâtre public, ce fut autre chose ; à chaque fois que l’illustre ténor déviait tant soit peu de la ligne musicale, quelque spectateur se permettait — ce que je me permettrai tout à l’heure, si vous me forcez