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Page:Dumas - Mes mémoires, tome 3.djvu/182

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MÉMOIRES D’ALEX. DUMAS

de rester à ce ridicule mélodrame, — il sifflait. On arrêtait bien le spectateur, et on le jetait bien aux bêtes ; mais, en passant devant Néron, au lieu de dire tout simplement, comme c’était l’habitude : « Auguste, celui qui va mourir te salue ! » il disait : « Auguste, je vais mourir, parce que tu chantes faux ; mais, quand je serai mort, tu ne chanteras pas plus juste. » Cette salutation suprême, revue et augmentée par les patients, ennuya Néron : il fit étrangler les siffleurs dans les couloirs, et l’on ne siffla plus. Toutefois, ce n’était pas assez pour Néron, — ce désireur de l’impossible, comme l’appelle Tacite, — ce n’était pas assez que l’on ne sifflât plus, il fallait qu’on applaudit. Or, on pouvait bien étrangler ceux qui sifflaient, mais on ne pouvait pas, en conscience, étrangler ceux qui n’applaudissaient pas ; il eût fallu étrangler tous les spectateurs, et c’eût été une rude besogne : les théâtres romains contenaient vingt mille, trente mille, quarante mille spectateurs !… Se voyant en nombre, ils auraient bien pu ne pas se laisser étrangler. Néron fit mieux : il institua un corps composé de chevaliers romains, une espèce de confrérie dont les membres montaient à trois mille. Ces trois mille chevaliers n’étaient pas les prétoriens de l’empereur, c’étaient les gardes du corps de l’artiste ; partout où il allait, ils le suivaient ; partout où il chantait, ils l’applaudissaient. Un spectateur morose faisait-il entendre un murmure, une oreille chatouilleuse se permettait-elle un coup de sifflet, à l’instant, sifflet ou murmure était étouffé sous les applaudissements. Néron triomphait au théâtre. Sylla, César et Pompée n’avaient-ils pas usé tous les autres triomphes ? Eh bien, mon cher monsieur, sous ce nom de claqueurs, cette race de chevaliers s’est perpétuée : l’Opéra en a, le Théâtre-Français en a, l’Odéon en a, — et il est bien heureux d’en avoir ! — enfin, la Porte Saint-Martin en a ; toutefois, leur mission, à eux, n’est pas seulement de soutenir les mauvais acteurs, elle consiste encore, comme vous avez pu le voir tout à l’heure, à empêcher les mauvaises pièces de tomber. En vertu de leur origine, on les appelle des romains ; mais, nos romains, à nous, ne sont pas recrutés parmi les chevaliers. Non, on n’est pas si difficile sur le choix, et ils n’ont pas be-