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Page:Dumas - Mes mémoires, tome 3.djvu/51

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MÉMOIRES D’ALEX. DUMAS

De Leuven lui exposa notre demande. Talma prit une espèce de stylet antique, au bout duquel était une plume, et nous signa un billet de deux places.

C’était un billet de sociétaire.

Outre le billet de service qu’ils recevaient les jours où ils jouaient, les sociétaires avaient le droit de signer tous les jours deux places.

Alors, Adolphe lui dit qui j’étais.

À cette époque, j’étais le fils du général Alexandre Dumas, c’était tout ; mais, enfin, c’était déjà quelque chose.

D’ailleurs, Talma se rappelait avoir rencontré mon père chez Saint-Georges.

Il me tendit la main.

J’avais grande envie de la lui baiser. Avec mes idées de théâtre, Talma était un dieu pour moi, dieu inconnu, c’est vrai, inconnu comme Jupiter l’était à Sémélé, mais dieu qui m’apparaissait le matin, et qui allait se révéler le soir.

Nos deux mains se touchèrent.

Ô Talma ! si tu eusses eu vingt ans de moins, ou que j’eusse eu vingt ans de plus !

Tout l’honneur fut pour moi, Talma ! moi, je savais le passé ; toi, tu ne pouvais pas deviner l’avenir.

Si on t’avait dit, Talma, que la main que tu venais de toucher écrirait soixante ou quatre-vingts drames dans chacun desquels — toi qui cherchas des rôles toute ta vie — tu eusses trouvé un rôle dont tu eusses fait une merveille, n’est-ce pas que tu n’eusses point laissé partir ainsi le pauvre jeune homme tout rougissant de t’avoir vu, tout fier de t’avoir touché la main ?

Mais comment eusses-tu vu en moi, Talma, puisque je n’y voyais pas moi-même ?