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Page:Dumas - Mes mémoires, tome 5.djvu/130

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MÉMOIRES D’ALEX. DUMAS

beau ; c’était Tony Johannot, qui n’arrivait jamais sans quelque dessin ou quelque eau-forte nouvelle dont s’enrichissaient ou l’album ou les cartons de Marie ; c’était Barye, si isolé au milieu du bruit, que sa pensée semblait toujours envoyée par son corps à la recherche de quelque merveille ; c’était Louis Boulanger, avec sa variété d’humeur, aujourd’hui triste, demain gai, toujours si grand peintre, si grand poëte, si bon ami ; c’était Francisque Michel, un fouilleur de chartes, quelquefois si préoccupé de ses recherches de la journée, qu’il oubliait qu’il venait avec un feutre du temps de Louis XIII et des souliers jaunes ; c’était de Vigny, qui, doutant de sa future transfiguration, daignait encore se mêler aux hommes ; de Musset, presque enfant, rêvant ses Contes d’Espagne et d’Italie ; c’étaient, enfin, Hugo et Lamartine, ces deux rois de la poésie, ces pacifiques Étéocle et Polynice de l’art, dont l’un portait le sceptre et l’autre la couronne de l’ode et de l’élégie.

Hélas ! hélas ! que sont devenus tous ceux qui étaient là ?

Fontanay et Alfred Johannot sont morts ; de Vigny s’est fait invisible ; Taylor a renoncé aux voyages ; Lamartine, au gouvernement provisoire, a laissé tomber la France de sa main ; Hugo est député, et essaye de ramasser cette France, qui a été trop lourde à la main de son collègue ; nous autres, nous sommes dispersés, suivant chacun de notre côté une route laborieuse, hérissée de mauvais vouloirs, de lois épineuses, de petites haines ministérielles ; et nous allons, aveugles et fatigués, vers ce nouveau monde que Dieu garde pour nos fils et nos petits-fils, que nous ne verrons pas, nous, mais dont au moins nos tombes, comme des bornes militaires, indiqueront le chemin.

Revenons à ce salon où entraient successivement, au milieu d’une effusion de joie causée par leur vue, ceux-là que je viens de nommer. Si Nodier, en sortant de table, allait s’étendre dans son fauteuil à côté de la cheminée, c’est qu’il voulait, Sybarite égoïste, savourer à son aise, en suivant un rêve quelconque de son imagination, ce moment de béatitude qui suit le café ; si, au contraire, faisant un effort pour rester debout, il allait s’adosser au chambranle de la cheminée, les