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Page:Dumas - Mes mémoires, tome 5.djvu/20

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MÉMOIRES D’ALEX. DUMAS

ouvrages, à lui, renfermaient autant de types que les ouvrages de tous les autres réunis ; je reconnus, enfin, que c’était l’homme qui avait le plus créé, après Dieu.

Je l’ai dit, du jour où j’avais vu, dans la personne des artistes anglais, les hommes de théâtre oubliant qu’ils étaient sur un théâtre ; cette vie factice rentrant dans la vie positive, à force d’art ; cette réalité de paroles et de gestes qui faisait, des acteurs, des créatures de Dieu avec leurs vertus et leurs vices, leurs passions et leurs faiblesses ; de ce jour-là, ma vocation avait été décidée ; j’avais senti que cette spécialité à laquelle chaque homme est appelé m’était offerte. J’eus en moi une confiance qui m’avait manqué jusqu’alors, et je m’étais élancé hardiment vers cet avenir contre lequel j’avais toujours craint de me briser.

Mais, en même temps, je ne m’étais pas abusé sur les difficultés de la carrière à laquelle je vouais ma vie ; je savais que, plus que toute autre, elle exigeait des études profondes et spéciales ; que, pour expérimenter avec succès sur la nature vivante, il faut avoir longuement étudié la nature morte. Je ne me contentai donc pas d’une première étude ; je pris, les uns après les autres, ces hommes de génie qui ont nom Shakspeare, Molière, Corneille, Calderon, Gœthe et Schiller ; j’étendis leurs œuvres comme des cadavres sur la pierre d’un amphithéâtre, et, le scalpel à la main, pendant des nuits entières, j’allai, jusqu’au cœur, chercher les sources de la vie et le secret de la circulation du sang. Je devinai, enfin, par quel mécanisme admirable ils mettaient en jeu les nerfs et les muscles, et par quel artifice ils modelaient ces chairs différentes destinées à recouvrir des ossements qui sont tous les mêmes.

Car l’homme n’invente pas. Dieu lui a livré la création ; c’est à lui de l’appliquer à ses besoins ; le progrès n’est que la conquête journalière, mensuelle, séculaire de l’homme sur la matière. Chacun arrive à son tour et à son heure, s’empare des choses connues de ses pères, les met en œuvre par des combinaisons nouvelles, puis meurt après avoir ajouté, à la somme des connaissances humaines qu’il lègue à ses fils, quelque parcelle nouvelle, — une étoile à la voie lactée !