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Page:Dumas - Mes mémoires, tome 5.djvu/237

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MÉMOIRES D’ALEX. DUMAS

bouche des soldats ! Quel beau pendant à ce gigantesque verre d’eau sucrée que leur avait déjà payé le général !

Le corps d’armée était de quatre mille hommes ; c’était bien le moins que tout soldat eût un mouton. Chacun calculait déjà à quelle sauce il mettrait le sien.

À l’annonce de l’étrange nouvelle, M. Hugo s’était porté en avant.

En effet, il vit d’abord venir, à travers la poussière, une douzaine de cavaliers armés de longs bâtons garnis de clous, comme des lances ; derrière eux, formant un front impénétrable, venaient les trois cent mille moutons, et, sur les flancs des trois cent mille moutons, allaient, venaient, aboyant et mordant, deux cents chiens. On eût dit la migration d’une de ces grandes tribus arabes du temps d’Abraham.

Tout était vrai, jusqu’au nom du propriétaire, auquel l’officier s’était seulement permis, vu la circonstance, de faire un léger changement d’orthographe.

Le propriétaire ne s’appelait pas exactement Quatrecentberger, mais Katzenberger. On voit que la différence dans la prononciation était si légère, que l’on pouvait passer à l’officier ce calembour approximatif.

M. Katzenberger était un riche spéculateur alsacien qui avait mis à peu près toute sa fortune dans une spéculation sur les mérinos.

Cette nouvelle que le troupeau appartenait à un compatriote jeta une grande tristesse dans l’armée. Il n’y avait point de probabilité que M. Hugo laissât entamer le troupeau de M. Katzenberger, fût-il de trois cent et même de quatre cent mille bêtes.

En effet, le chef des bergers, qui avait tremblé un instant en voyant se dresser devant lui la ruine de son maître, reçût du général Hugo, non-seulement l’assurance que l’on ne toucherait pas à un poil de la toison de ses mérinos, mais encore un laissez passer qui recommandait à tout corps d’armée français le respect, le plus absolu envers les bergers, les chiens et les moutons de M. Katzenberger.

Chose étrange ! le troupeau parvint en France sans accident