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MÉMOIRES D’ALEX. DUMAS

homme poli, nous présentait une surface des plus gracieuses et des plus agréables.

Au fond, il nous abhorrait.

Quant à Firmin, qui nous fut si utile par son talent, — talent réel, quoique rejetant au plus haut degré la forme, c’est-à-dire le côté plastique de l’art, — il n’avait pas d’opinion littéraire ; il avait seulement une espèce d’instinct dramatique qui donnait, à défaut d’art, le mouvement et la vie à son jeu.

Il nous aimait donc assez, nous chez qui étaient ses qualités, à lui : la vie et le mouvement ; mais il craignait fort les autres, les vieux ; de sorte qu’il restait neutre dans toutes les querelles littéraires, et assistait rarement à une lecture, afin de ne pas être obligé de manifester son opinion. Ce n’était pas un obstacle, mais ce n’était pas non plus un soutien.

La pièce était distribuée — nous parlons des rôles principaux — entre les quatre artistes que nous venons de nommer, et qui étaient les premiers du Théâtre-Français.

Mademoiselle Mars jouait doña Sol ; Joanny, Ruy Gomez ; Michelot, Charles-Quint, et Firmin, Hernani.

J’ai dit que notre littérature n’était pas sympathique à mademoiselle Mars mais je dois ajouter ou plutôt répéter une chose, c’est que, comme mademoiselle Mars, au théâtre, était le plus honnête homme du monde. Une fois la première représentation engagée, une fois que le feu des applaudissements ou des sifflets avait salué le drapeau — fût-il étranger — sous lequel elle combattait, elle se serait fait tuer plutôt que de reculer d’un pas ; elle aurait subi le martyre plutôt que de renier, nous ne dirons pas sa foi, — notre école n’était pas sa foi, — mais son serment.

Seulement, pour en arriver là, il fallait passer par cinquante ou soixante répétitions, et ce qu’il y avait, pendant ces cinquante ou soixante répétitions, d’observations hasardées, de grimaces faites, de coups d’épingle donnés à l’auteur, c’était incalculable.

Il va sans dire que ces coups d’épingle pour le corps étaient bien souvent des coups de poignard pour le cœur.