Aller au contenu

Page:Dumas - Mes mémoires, tome 5.djvu/301

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
298
MÉMOIRES D’ALEX. DUMAS

À cette époque, disait-on, — mais cela me parait une de ces calomnies que les vainqueurs, pour se faire absoudre de leur victoire, quand elle n’est pas tout à fait légale, jettent volontiers sur les vaincus ; — à cette époque, disait-on, Barras était en train de négocier le retour des Bourbons, et douze millions étaient promis au nouveau Monk pour prix de cette restauration.

L’événement du 18 brumaire ayant tué la contre-révolution bourbonienne, Barras, proscrit par son ancien protégé, se retira à Bruxelles, puis à Rome. En 1816 seulement, il revint en France, et se fixa à Chaillot, qu’il habitait depuis cette époque, et où il tenait, grâce à deux cent mille livres de rente viagère qu’il avait sauvées des différents naufrages de sa vie politique, une charmante maison fort luxueuse, en domestiques surtout. Je dis en domestiques surtout, parce que le grand luxe de table de Barras était d’avoir autant de domestiques que de convives, et j’ai dîné deux ou trois fois chez Barras, moi vingt ou vingt-cinquième.

Je fus présenté à l’ancien directeur par un de mes plus anciens et de mes meilleurs amis, par un homme que j’ai grand plaisir à voir quand je me porte bien, et plus grand plaisir encore quand je suis malade ; par le docteur Cabarrus, fils de la belle madame Tallien.

Cabarrus était, alors, ce qu’il est, au reste, encore aujourd’hui, une grande et forte organisation, sympathique de visage, sympathique de caractère. Doué d’un esprit charmant, d’une science réelle, d’une observation incessante, Cabarrus, par sa position sociale moins que par sa valeur personnelle, avait été jeté au milieu de toutes les aristocraties : aristocratie de naissance, aristocratie de talent, aristocratie de science. Personne ne raconte, et, chose plus rare, n’écoute mieux que lui : il a la bouche fine, spirituelle, rieuse, et il rit avec de belles dents, ce qui met la lumière dans le rire. — Barras l’aimait beaucoup, et il n’y a là rien d’étonnant, tous ceux qui connaissent Cabarrus l’aiment.

Ce fut donc Cabarrus qui, un mercredi matin, me conduisit chez Barras. J’étais prévenu qu’on appelait toujours l’an-