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Page:Dumas - Mes mémoires, tome 5.djvu/302

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MÉMOIRES D’ALEX. DUMAS

cien directeur citoyen général ; on n’y était pas forcé, bien entendu, mais c’était le titre qui lui faisait le plus de plaisir.

Barras nous reçut dans son grand fauteuil, qu’il ne quittait guère plus que, vers les dernières années de sa vie, Louis XVIII ne quittait le sien. Il se rappelait parfaitement mon père, l’accident qui l’avait éloigné du commandement de la force armée au 13 vendémiaire, et je me souviens qu’il me répéta plusieurs fois, ce jour-là, ces paroles, que je reproduis textuellement :

— Jeune homme, n’oubliez pas ce que vous dit un vieux républicain ; je n’ai que deux regrets, je devrais dire deux remords, et ce sont les seuls qui seront assis à mon chevet le jour où je mourrai : j’ai le double remords d’avoir renversé Robespierre par le 9 thermidor, et élevé Bonaparte par le 13 vendémiaire.

On voit que je n’ai pas oublié ce que m’avait dit Barras, quoique, sur l’un de ces deux points, — et je laisse au lecteur à deviner lequel, — je ne partage pas tout à fait son opinion.

C’était le mercredi que Barras recevait. Cabarrus avait choisi ce jour-là, espérant que le « citoyen général » me retiendrait à dîner, et qu’ainsi je me trouverais avec quelques illustrations de la fin de l’autre siècle et du commencement de celui-ci ; illustrations qui, au reste, quelles qu’elles fussent, une fois chez Barras, subissaient le niveau républicain, et n’étaient plus que des citoyens où des citoyennes.

L’attente de Cabarrus ne fut pas trompée : l’ancien directeur nous invita à dîner, nous offrant, si nous ne voulions pas retourner à Paris, une voiture pour nous promener au bois en attendant l’heure de se mettre à table.

Cabarrus avait ses affaires ; j’avais les miennes ; nous acceptâmes le dîner, refusâmes la voiture, et prîmes congé de Barras.

Barras était, en 1829, un très-beau vieillard de soixante-quatorze ans. Je le vois encore dans son fauteuil à roulettes, où les mains et la tête semblaient être restées seules vivantes, mais aussi paraissaient avoir concentré en elles la vie