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Page:Dumas - Mes mémoires, tome 5.djvu/303

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MÉMOIRES D’ALEX. DUMAS

de tout le corps, coiffé d’une casquette qui ne le quittait jamais, et qu’il ne quittait pour personne.

De temps en temps, cette vie morale, si l’on peut parler ainsi, vie factice, vie toute de volonté, l’abandonnait, et il avait, alors, l’air d’un mourant.

Nous revînmes à l’heure du dîner. J’ai dîné trois fois chez Barras, et, à chaque dîner, j’ai été témoin d’un incident assez curieux.

Le premier jour, — celui dont je parle, — nous étions à peu près vingt ou vingt-cinq à table.

Au nombre des convives était madame Tallien, devenue princesse de Chimay.

Elle était arrivée accompagnée d’un chasseur dont les plumes merveilleuses avaient fait l’admiration de tout le monde.

On nous avait introduits au salon, où les premiers venus faisaient les honneurs aux convives, au fur et à mesure qu’ils se présentaient.

On ne voyait Barras qu’à table.

L’heure du repas arrivée, on ouvrait à deux battants les portes de la salle à manger, chacun cherchait la place qui lui était indiquée ; la porte de la chambre à coucher s’ouvrait : on roulait Barras au centre de la table ; les convives s’asseyaient et attaquaient d’habitude avec grand appétit un fastueux repas.

Quant à Barras, son dîner était étrange : on apportait devant lui un énorme gigot que l’on coupait de façon à en faire sortir tout le jus ; on emportait ensuite le gigot à la cuisine, et on en laissait le jus dans l’assiette creuse de Barras ; Barras émiettait du pain dans ce jus, et mangeait cette espèce de pâtée.

Je ne lui vis jamais manger autre chose, les trois fois que je dînai chez lui.

Ce jour-là, au milieu du dîner, on entendit un grand bruit dans la cuisine. C’était comme une lutte, les cris étaient mêlés d’éclats de rire.

Barras avait l’habitude d’être admirablement servi, et dans un silence remarquable. Aucun des vingt ou vingt-cinq do-