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Page:Dumas - Mes mémoires, tome 5.djvu/308

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MÉMOIRES D’ALEX. DUMAS

dire à votre père, qui serait si content de vous voir, que, moi, je vous ai vu.

— Mais qui vous faisait donc rire, quand nous sommes entrés ? demanda Cabarrus en essayant de détourner la conversation, et de la ramener de la mort à la vie.

— Ce qui me faisait rire ? répondit Barras. Je vais te le dire. C’est que je viens de jouer un bon tour à nos gouvernants… Comme j’ai été au pouvoir, ils ont les yeux sur moi ; ils savent que je vais mourir, et ils guettent le moment de ma mort, pour mettre la main sur mes papiers. Depuis ce matin, en conséquence, je suis occupé à mettre mon cachet sur ces trente ou quarante cartons. Aussitôt ma mort, ils seront saisis ; j’ai donné ordre qu’on introduisit un référé, qu’on plaidât à grand bruit… Cela pourra durer quatre mois, six mois, un an… Après quoi, mes héritiers perdront, mes papiers étant des papiers d’État. Alors ces quarante cartons que vous voyez-là seront solennellement ouverts en conseil des ministres… Eh bien, à la place de ces papiers précieux qui sont en sûreté, savez-vous ce qu’ils trouveront ?

— Non, je ne m’en doute pas, je l’avoue.

— Les comptes de mes blanchisseuses, depuis trente-cinq ans… et ils en auront long à déchiffrer, car j’ai sali du linge depuis le 9 thermidor jusqu’aujourd’hui.

Et Barras poussa un éclat de rire si franc et si joyeux, qu’il en tomba en faiblesse.

Le soir, comme lui-même l’avait prédit, il était mort.