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Page:Dumas - Mes mémoires, tome 5.djvu/72

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MÉMOIRES D’ALEX. DUMAS

préoccupe de ce mouvement ; voilà que plus j’y pense, plus je me figure qu’il est réel ; voilà que mes yeux, attirés vers un seul point, quittent mon Ovide pour se fixer sur ce cadre ; voilà que mon esprit distrait remonte malgré lui aux premiers jours de ma jeunesse ; voilà que ces premiers jours repassent un à un devant moi… Dame ! je crois vous l’avoir dit, l’original de ce pastel a tenu une grande place dans ces premiers jours ! Me voilà donc voguant à pleines voiles dans mes souvenirs de vingt-cinq ans ; je parle à la copie comme si l’original pouvait m’entendre, et voila que ma mémoire répond pour lui ; voilà qu’il me semble que le pastel remue les lèvres ; voilà qu’il me semble que ses couleurs s’effacent ; voilà qu’il me semble que sa physionomie s’attriste et prend une expression lugubre… quelque chose comme un sourire d’adieu passe sur ses lèvres ; une larme monte jusqu’à ses yeux, et est prête à mouiller le verre. Minuit commence à sonner : je frissonne malgré moi ; — pourquoi ? je n’en sais rien ! Le vent soufflait : au dernier coup de minuit, comme la cloche vibrait encore, la fenêtre entr’ouverte s’ouvre violemment, j’entends frémir comme une plainte, les yeux du portrait se ferment, et, sans que le clou qui le soutenait se brise, sans que le piton se détache, le portrait tombe et ma bougie s’éteint. Je voulus la rallumer, mais plus de feu dans l’âtre, plus d’allumettes sur la cheminée ; il était minuit, tout dormait dans la maison ; aucun moyen, par conséquent, de faire de la lumière ; je refermai la fenêtre et je me couchai… Sans avoir peur, j’étais ému, j’étais triste, j’avais un profond besoin de pleurer ; il me semblait entendre passer par ma chambre comme le froissement d’une robe de soie… Trois fois ce bruit fut si sensible, que je demandai : « Y a-t-il quelqu’un là ? » Enfin je m’endormis, mais tard, et, en me réveillant, comme mon premier regard fut pour mon pauvre pastel, je le trouvai dans l’état où vous le voyez.

— En effet, lui dis-je, voilà qui est étrange ! Et avez-vous reçu, comme d’habitude, cette lettre que vous receviez tous les huit jours ?

— Non, et cela m’inquiète ; c’est pourquoi j’avais recom-