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Page:Dumas - Mes mémoires, tome 6.djvu/162

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MÉMOIRES D’ALEX. DUMAS

Cette manœuvre s’exécutait juste au moment du plus grand enthousiasme et du plus grand effort des assaillants. Ils virent les Suisses se retirer ; ils virent le feu s’éteindre peu à peu, puis cesser tout à fait ; ils crurent que leurs adversaires battaient en retraite, et ils s’élancèrent.

Le mouvement fut si impétueux, qu’avant que le second bataillon eût pris la place de celui qui se retirait, le peuple était entré par les guichets et par les grilles, s’était répandu dans les salles abandonnées du rez-de-chaussée, et faisait par les fenêtres feu sur la cour.

Il sembla aux Suisses voir apparaître, au milieu de la flamme et de la fumée, le spectre gigantesque et sanglant du 10 août.

Inquiets, étonnés, pris à l’improviste, ignorant si leurs camarades se retiraient par ordre supérieur ou battaient en retraite, ils reculent, se précipitent les uns sur les autres, ne songeant pas même à répondre au feu qui les décime, s’encombrent à la porte donnant sur la place du Carrousel, s’étonnent, s’écrasent, et débordent de l’autre côté du guichet, en pleine déroute.

Le duc de Raguse se jette vainement au milieu d’eux, essayant de les rallier. La plupart n’entendent pas le français et ne comprennent pas ce qu’on leur dit ; d’ailleurs, la crainte tourne à l’épouvante, la frayeur à la panique. On sait ce que peut l’ange de la peur secouant ses ailes au-dessus de la multitude : les fuyards écartent tout ce qui se trouve devant eux, cuirassiers, lanciers, gendarmes, traversent cette vaste place du Carrousel sans s’arrêter, franchissent la grille des Tuileries, et vont se répandre et s’éparpiller dans le jardin.

Pendant ce temps, les assaillants montent au premier étage, enfilent la galerie de tableaux, qu’ils trouvent sans défenseurs, et vont enfoncer à son extrémité la porte qui sert de communication entre le Louvre et les Tuileries.

Dès lors, plus de résistance possible : les défenseurs du château fuient comme ils peuvent ; le jardin et les deux terrasses s’encombrent ; le duc de Raguse se retire un des derniers, et sort du guichet de l’Horloge au moment où Joubert plante le