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Page:Dumas - Mes mémoires, tome 6.djvu/23

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MÉMOIRES D’ALEX. DUMAS

que cette demande lui était adressée, un chœur invisible chantait sous la grande porte :

Portier, je veux
De tes cheveux !

Le lendemain, la plaisanterie continua ; nous envoyâmes les gens de notre connaissance demander des cheveux à maître Pipelet, qui ne tirait plus le cordon qu’avec angoisses, et qui — mais inutilement — avait enlevé de sa porte l’écriteau sacramentel :

Parlez au portier.

Le dimanche suivant, Eugène Sue et Desmares résolurent de donner au pauvre diable une sérénade en grand ; ils entrèrent dans la cour à cheval, et, chacun une guitare à la main, ils se mirent à chanter l’air persécuteur. Mais, nous l’avons dit, c’était un dimanche ; les maîtres étaient à la campagne ; le portier, se doutant qu’on chercherait à empoisonner son jour dominical comme les autres, et qu’il n’aurait pas même, ce jour-là, le repos que Dieu s’était accordé à lui-même, avait prévenu tous les domestiques de la maison. Il se glissa derrière les chanteurs, ferma la porte de la rue, fit un signal convenu d’avance, et sur lequel cinq ou six domestiques accoururent à son aide, et les troubadours, forcés de convertir en armes défensives leurs instruments de musique, ne sortirent de là que le manche de leur guitare à la main.

Des détails de ce combat, qui dut être terrible, personne n’en sut jamais rien, les combattants les ayant gardés pour eux ; mais on sut qu’il avait eu lieu, et, dès lors, le portier de la rue de la Chaussée-d’Antin fut mis au ban de la littérature.

À partir de ce moment, la vie du pauvre homme devint un enfer anticipé : on ne respecta plus même le repos de la nuit : tout littérateur attardé dut faire le serment de revenir à son