Aller au contenu

Page:Dumas - Mes mémoires, tome 6.djvu/28

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
25
MÉMOIRES D’ALEX. DUMAS

Un souper attendait chez moi ceux de nos amis qui voulaient y venir souper. Nous rentrâmes, sinon joyeux de la victoire, au moins tout échauffés par le combat.

Nous étions vingt-cinq, à peu près.

Hugo, de Vigny, Paul Lacroix, Boulanger, Achille Comte, Planche, — Planche lui-même, que le chien de la Haine n’avait pas encore mordu, et qui n’avait que des dispositions à devenir enragé plus tard, — Cordelier-Delanoue, Théodore Villenave… que sais-je, moi ? toute cette bruyante troupe pleine de jeunesse, de vie, d’action, qui nous entourait à cette époque ; tous les volontaires de cette grande guerre d’invasion qui n’était pas si terrible qu’elle s’annonçait, et qui, au bout du compte, ne menaçait de prendre Vienne que pour obtenir les frontières du Rhin.

Et, ici, écoutez ce qui se passa ; ce que je vais raconter, c’est presque le pendant de l’épisode de Soulié ; c’est, j’en réponds, une chose inouïe dans les fastes de la littérature.

Il y avait à changer, dans ma pièce, une centaine de vers empoignés à la première représentation, pour me servir du terme vulgaire mais expressif ; ils allaient être signalés à la malveillance et ne manqueraient pas d’être empoignés de nouveau à la seconde représentation ; il y avait, en outre, une douzaine de coupures qui demandaient à être faites et pansées par des mains habiles et presque paternelles ; il fallait qu’elles fussent faites à l’instant même, pendant la nuit, afin que le manuscrit fût renvoyé le lendemain matin, et que les raccords fussent faits à midi, pour que la pièce pût être jouée le soir.

La chose m’était impossible, à moi qui avais vingt-cinq convives à nourrir et à abreuver.

Hugo et de Vigny prirent le manuscrit, m’invitèrent à ne m’inquiéter de rien, s’enfermèrent dans un cabinet, et, tandis que nous autres, nous mangions, buvions, chantions, ils travaillèrent… Ils travaillèrent quatre heures de suite avec la même conscience qu’ils eussent mise à travailler pour eux, et, quand ils sortirent au jour, nous trouvant tous couchés et endormis, ils laissèrent le manuscrit, prêt à la représenta-