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Page:Dumas - Mes mémoires, tome 6.djvu/36

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MÉMOIRES D’ALEX. DUMAS

talent sur le violon ; il était petit, blond ; secondait à merveille sa femme dans les soirées qu’elle donnait, mais où il ne jouait guère que le rôle que joue le prince Albert à la cour de la reine Victoria.

Je crois qu’il s’est tué par accident, en tombant de voiture. Il avait deux fils beaucoup plus jeunes que moi, qui portaient encore la petite veste ronde, le col rabattu, et que l’on envoyait coucher à huit heures.

Ils sont devenus, depuis, deux charmants garçons que j’ai revus dans les ambassades.

À cette époque, on ne connaissait, comme costume fashionable, ni les pierrots ni les débardeurs ; Chicard et Gavarni étaient encore cachés dans les profondeurs de l’avenir, et le bal de l’Opéra ne sortait pas du domino traditionnel, avec lequel il eût été difficile de nouer ces galops insensés au son de cette musique terrible qui a fait proclamer Musard le Napoléon du cancan.

Le cancan lui-même, cette admirable danse nationale, la seule qui ait de l’imprévu et du pittoresque, était consigné à la barrière avec les objets prohibés par l’octroi.

Le choix d’un costume était chose grave pour un auteur de vingt-six ans, auquel, à tort ou à raison, on commençait, alors, à faire dans le monde une réputation d’Othello.

J’avais fait connaissance, chez Firmin, aux bals de Firmin, — et je ne sais pourquoi je n’ai point parlé des bals de Firmin, qui étaient de charmantes réunions où l’on était sûr de trouver, sans blanc ni rouge, les plus jeunes et les plus jolis visages de Paris, — j’avais, dis-je, fait, chez Firmin, connaissance d’un spirituel garçon, élève de M. Ingres, et devenu depuis un artiste éminent, d’Amaury Duval.

Il arrivait de Grèce ; il avait fait partie de l’expédition artistique qu’on avait envoyée dans la patrie de Périclès, à la suite de la bataille de Navarin, et, à l’un des bals de Firmin, il était venu déguisé en Pallikar. Le Pallikar était fort bien porté dans ce temps-là : Byron l’avait mis à la mode ; toutes nos plus jolies femmes avaient quêté pour cette mère des jolies femmes qu’on appelle la Grèce.