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Page:Dumas - Mes mémoires, tome 7.djvu/111

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MÉMOIRES D’ALEX. DUMAS

C’était un joli trois-mâts marchand, bien élégant, du port de cinq à six cents tonneaux.

Je ne dis rien de mon projet à mes deux voisins, sûr que, tout indifférent que je leur étais, le lendemain, au moment du départ, je deviendrais pour eux plus qu’un compatriote, — un ami !

Je passai le reste de la journée à suivre le bord de la rivière, et à envoyer des coups de fusil à des mouettes et à des goëlands que j’étais tout étonné de ne pas voir tomber. Un chasseur du pays, qui s’amusait de mon désappointement, et de qui je m’approchai pour lui demander si, comme le Styx, la Loire avait la propriété de rendre invulnérables les animaux ou les hommes qui se baignaient dans ses eaux, m’apprit, à mon grand étonnement, que, faute de savoir mesurer les distances maritimes, je tirais à une portée double de la portée ordinaire.

Il ajouta ceci comme principe absolu :

— Ne tirez jamais un oiseau de mer que vous ne puissiez voir distinctement son œil ; quand vous voyez l’œil, le corps est à la distance du plomb.

J’appliquai à l’instant même cette maxime à l’exécution. J’eus patience ; je laissai approcher un margat jusqu’à ce que je visse distinctement son œil comme un petit point noir ; je tirai : l’oiseau tomba.

Le donneur de conseils me salua et tira de son côté, satisfait d’avoir appris quelque chose à un Parisien.

Je reproduis l’enseignement comme il m’a été donné ; on ne saurait trop, petite ou grande, répandre une vérité, quelle qu’elle soit.

Je ne me rappelle plus quel philosophe disait que, s’il avait la main pleine de vérités, il se la ferait fermer par un cercle de fer, de peur qu’elle ne s’ouvrit par distraction, et que les vérités ne s’envolassent. Moi, j’ouvrirais les deux mains, et pousserais encore la vérité de toute la puissance de mon souffle. Rien ne vole si mal ou ne marche si lentement qu’une vraie vérité ! Mais, comme une vérité coûte