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Page:Dumas - Mes mémoires, tome 7.djvu/175

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MÉMOIRES D’ALEX. DUMAS

Change, et en secouant nos fusils. Mais, au lieu de fraterniser avec nous, le colonel nous somma de nous retirer ; nous ne nous rendîmes point à l’invitation, et, au contraire, nous continuâmes notre chemin. Nous n’étions pas au quart du pont, que le régiment fit feu. Ce fut un carnage ! deux ou trois hommes tombèrent autour de moi ; les autres prirent la fuite, abandonnant notre mort. Je ne sais pourquoi j’étais acharné après ce cadavre, il me semblait que c’était à la fois un étendard et une sauvegarde… Je le ramassai et battis en retraite avec lui sur la place du Châtelet. Ce qui restait de ma troupe m’attendait là, et, au premier rang, mon diable d’homme au ruban rouge et à la redingote bleue. « Eh bien, mon pauvre garçon, me dit-il, que vous avais-je prédit ?… Trois ou quatre de vos hommes tués, autant de blessés ! C’est un miracle que vous soyez vivant ; on a peut-être tiré cinquante coups de fusil sur vous ! Au nom du ciel, ne vous entêtez pas davantage à une pareille folie… Voyons, suivez-moi ! — Ah çà ! lui dis-je, l’homme au ruban rouge, savez-vous que vous commencez à m’embêter fièrement, et que, si vous me poussez à bout, je finirai par dire tout haut ce que je pense tout bas ? — Et que pensez-vous ? — Mais que vous êtes un mouchard peut-être ! » Deux ou trois de mes hommes entendirent le mot mouchard. « Hein ! que dis-tu ? un mouchard ? » Et, mettant en joue mon inconnu : « Si c’est un mouchard, il faut le fusiller ! crièrent-ils. Je fus épouvanté du mouvement, car quelque chose me disait que cet homme me voulait véritablement du bien. « Mais non ! mais non ! m’écriai-je, que faites-vous ? Bas les armes, sacrebleu ! — Puisque tu dis que c’est un mouchard ! répétèrent plusieurs voix. — Je ne dis pas cela… au contraire, monsieur est un de mes voisins ; il me connaît ; il me parle de ma mère ; il me dit que, si je me fais tuer, elle n’aura plus de ressources… Un mouchard ? Allons donc ! » J’allai à mon inconnu et lui tendis la main ; il la prit dans la sienne, et la serra cordialement. Il était aussi calme que si sa vie n’eût pas couru le moindre danger. « Merci, mon ami, me dit-il, je n’oublierai jamais ce que vous venez de faire. Vous avez raison, je ne suis pas un