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Page:Dumas - Mes mémoires, tome 7.djvu/176

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MÉMOIRES D’ALEX. DUMAS

mouchard ; je dirai plus : je pense comme vous ; mais j’ai vu la première révolution et cela m’en a fait passer le goût… Maintenant, comme je ne veux pas vous voir tuer, adieu ! » Et il nous quitta et alla frapper à la porte du café du pont au Change, qui, après quelques difficultés, s’ouvrit pour lui. Quant à nous, nous suivîmes le quai de la Mégisserie, afin de gagner le pont Neuf ; mais à peine avions-nous fait quarante pas sur le quai, que nous reçûmes, par la rue Bertin-Poirée, une décharge qui nous tua quatre hommes ; en même temps, un escadron de gendarmerie débouchant par la place des Trois-Marie, s’avança, tenant toute la largeur du quai. Je regardai autour de moi : j’étais seul. Je tirai mon coup de fusil au milieu des gendarmes, et j’en vis tomber un. Eux avaient leurs mousquetons à la main, et firent feu. J’entendis les balles siffler autour de moi ; mais pas une ne m’atteignit. Au reste, je ne pensai pas un instant à la mort ; j’étais comme un enragé ! je reculai du même pas qu’ils avançaient, et déchargeai une seconde fois mon fusil ; puis j’allai m’embusquer derrière la fontaine du Châtelet ; j’étais résolu à me faire tuer là plutôt que de fuir. J’avais rechargé mon fusil, et je mettais en joue pour la troisième fois, quand je sentis qu’on me prenait par le collet de mon habit, et qu’on me tirait en arrière. Je me retournai vivement ; c’était encore mon homme à la redingote bleue et au ruban rouge ! « Mon ami, me dit-il, décidément vous êtes fou… Venez prendre un verre d’eau sucrée avec moi, cela vous calmera. » Je tâtai mes poches pour savoir si j’étais en mesure de payer mon écot ; j’avais dix sous : c’était tout ce qu’il me fallait. « Eh bien, soit, répondis-je, j’ai la bouche sèche ; je prendrai volontiers quelque chose. » J’avais mâché sept ou huit cartouches, et, vous savez, la poudre, cela altère. Je suivis mon homme ; la porte du café se referma sur nous. « Deux verres d’eau sucrée ! demanda-t-il. — Oh ! pas d’eau sucrée pour moi, lui dis-je, c’est trop fade ! — Que voulez-vous ? — Un petit verre d’eau-de-vie. — Du kirsch, plutôt. — Soit, du kirsch. » On me servit un verre de kirsch, et on lui apporta de l’eau sucrée. « Eh bien, me dit-il, vous voilà seul ; ceux qui vous entouraient sont tués, blessés