Aller au contenu

Page:Dumas - Mes mémoires, tome 7.djvu/196

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
193
MÉMOIRES D’ALEX. DUMAS

ser détruire par la mort ; oh ! je te ferai revivre, je te l’ai dit, et, puisque ceux qui avaient le droit d’exiger de moi le mensonge m’ont autorisé à dire la vérité, sois tranquille : à chaque évocation de ma plume, tu sortiras de la tombe, palpitante de réalisme, avec les faiblesses qui te faisaient femme, avec, les qualités qui te faisaient artiste ; telle, enfin, que Dieu t’avait créée. Pour toi pas de voile, pour toi pas de masque ; te traiter comme une femme vulgaire serait insulter à ton génie !

Au bout d’un quart d’heure, Louise rentra : tout était prêt dans la chambre de Merle. Il était décidé que je ferais désormais mes pièces chez ceux à qui elles étaient destinées.

Je me mis à mon cinquième acte à onze heures et demie du soir ; à trois heures du matin, il était refait ; à neuf heures, Dorval battait joyeusement des mains, et s’écriait :

— Comme je dirai : « Mais, je suis perdue, moi ! » Attends donc, et puis : « Ma fille ! il faut que j’embrasse ma fille ! » et puis : « Tue-moi ! » et puis tout enfin !

— Alors, tu es contente ?

— Je crois bien !… Maintenant, il faut envoyer chercher Bocage pour déjeuner et pour entendre cela.

Je connaissais peu Bocage, comme talent. Je lui avais vu jouer seulement le curé de l’Incendiaire, et le sergent de Napoléon à Schœnbrünn, deux rôles qui ne m’aidaient aucunement à me le figurer dans Antony. J’avais donc quelque répugnance contre lui ; je parlais de Lockroy, de Frédérick ; de la facilité de les avoir l’un ou l’autre au renouvellement de l’année théâtrale ; mais Dorval tint bon : elle soutint que Bocage seul pouvait donner à Antony la physionomie qui lui convenait ; — et l’on envoya chercher Bocage.

Bocage était, alors, un beau garçon de trente-quatre à trente-cinq ans, avec de beaux cheveux noirs, de belles dents blanches, et de beaux yeux voilés pouvant exprimer trois choses essentielles au théâtre : la rudesse, la volonté, la mélancolie ; comme défauts physiques, il avait les genoux un peu cagneux, les pieds grands, traînait les jambes et parlait du nez.