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Page:Dumas - Mes mémoires, tome 7.djvu/262

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MÉMOIRES D’ALEX. DUMAS

Garonne, il acheta des habits vieux, n’ayant pas la patience de laisser vieillir ses habits neufs, donna un coup de poing dans le fond de son chapeau, exila le rasoir de son menton, laça des espardilles sur ses vieilles chaussures, et commença, sous les arcades du Palais-Royal, cette éternelle promenade qui exerça la sagacité de tous les Œdipes du temps.

Duclos ne quittait le Palais-Royal qu’à une heure du matin, et allait dormir quelques heures rue du Pélican, où il logeait, non pas en garni, mais en dégarni.

Pendant une promenade qui a duré douze ans peut-être, jamais — sauf trois exceptions que nous allons citer, et dont une fut faite en notre faveur — Duclos n’a abordé qui que ce fût pour lui parler. Il parlait seul, comme Socrate avec son génie ; jamais héros tragique n’a osé pareil monologue ! — Un jour, pourtant, il sortit de ses habitudes, et marcha droit vers l’un de ses anciens amis, M. Giraud-Savine, homme d’esprit et de savoir, comme on va le reconnaître tout à l’heure, et qui fut, depuis, adjoint au maire de Batignolles. M. Giraud eut un moment d’effroi ; il crut sa bourse menacée ; M. Giraud se trompait : Duclos n’empruntait jamais rien.

— Giraud, lui demanda-t-il d’une voix de basse profonde, quelle est la meilleure traduction de Tacite ?

— Il n’y en a pas ! répondit M. Giraud.

Duclos secoua mélancoliquement son trésor de haillons, et rentra, comme Diogène, dans son tonneau. Seulement, ce tonneau, c’était le Palais-Royal.

Un autre jour, tandis que je causais avec Nodier, vis-à-vis la porte du café de Foy, Duclos passa regardant Nodier avec attention. Nodier, qui le connaissait, crut que Duclos avait quelque chose à lui dire, et fit un pas vers lui. Mais Duclos hocha la tête, et, sans rien dire, continua son chemin.

Alors, Nodier me donna divers détails sur la vie étrange de cet homme ; après quoi, nous nous quittâmes.

Pendant notre causerie, Duclos avait eu le temps de faire le tour du Palais-Royal ; de sorte que, remontant du côté du Théâtre-Français, je rencontrai Duclos à peu près à la hauteur du café Corazza.