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Page:Dumas - Mes mémoires, tome 7.djvu/274

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MÉMOIRES D’ALEX. DUMAS

Rabbe s’éloigna en lui faisant un geste gros d’avenir menaçant.

Le lendemain, il n’y pensait plus.

Dix ans après, Brézé y pensait encore !

Deux explications vont suivre cette anecdote, qui eussent dû la précéder.

À force de lire les Confessions de Jean-Jacques Rousseau, Rabbe avait pris une partie du caractère du susceptible Génevois ; il croyait à une conspiration générale organisée contre lui : ses Catilina, ses Manlius et ses Spartacus étaient Latouche, Santo-Domingo et Loëve-Weymars ; il n’y avait pas jusqu’à ses deux Pylades, Thiers et Mignet, qu’il ne soupçonnât.

— Ce sont mes d’Alembert et mes Diderot ! disait-il.

Il était donc tout simple qu’il crût que cette proposition de Brézé fût une conspiration qui éclatait.

En effet, la vie de Rabbe était une espèce d’hallucination continuelle, une existence pleine de rêves ; le sommeil seul lui rendait la réalité.

Un jour, il aborde Méry, l’air sombre, la main dans sa poitrine, et froissant convulsivement sa chemise.

— Eh bien, s’écrie-t-il en hochant la tête de haut en bas, je vous l’avais dit !

— Quoi donc ?

— Que c’était mon ennemi !

— Qui cela ?

— Mignet.

— Mais non, mon cher Rabbe… Mignet vous aime et vous admire.

— Ah ! il m’aime !

— Oui.

— Ah ! il m’admire !

— Sans doute.

— Eh bien, savez-vous ce qu’il dit de moi, cet homme qui m’aime et qui m’admire ?

— Que dit-il ?

— Ce qu’il dit ?… Il dit que je suis un homme d’imagination, ce monsieur !…