Aller au contenu

Page:Dumas - Mes mémoires, tome 7.djvu/277

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
274
MÉMOIRES D’ALEX. DUMAS

— Savez-vous ce qui m’est arrivé ? s’écrie-t-il.

— Non.

— On m’a volé mon manuscrit de la Sœur grise !

— Ah ! mon Dieu ! s’écrie Thiers, qui ne veut pas le contrarier ; et connaissez-vous le voleur ?

— Non… Si… si fait, je le connais… c’est Loëve-Weymar ! Il ne périra que de ma main, et je vais lui envoyer deux témoins !

Loëve-Weymars n’était pas à Paris. Pendant plus de quinze jours, Rabbe fut convaincu qu’il avait écrit la Sœur grise depuis le premier jusqu’au dernier mot, et que, jaloux de lui, Loëve-Weymars lui en avait dérobé le manuscrit.

Quand de pareilles incartades tombaient sur des amis comme Loëve-Weymars, comme Thiers, comme Mignet, comme Armand Carrel, comme Méry, ce n’était rien ; mais, quand elles avaient pour objet des étrangers moins au fait de la folie de Rabbe, les choses tournaient parfois au tragique.

Ainsi, vers cette époque, il eut deux duels : l’un avec Alexis Dumesnil, l’autre avec Coste ; de chacun de ces messieurs, il reçut un coup d’épée ; mais ces deux blessures ne le guérirent pas de sa passion pour les rencontres. Il avait, disait-il, dans sa jeunesse, manié très-habilement le javelot ; malheureusement, ses adversaires refusaient toujours le javelot, ce que Rabbe, dans son admiration pour l’antiquité, s’obstinait à ne pas comprendre.

Nous serions plus qu’oublieux, nous serions ingrat si, en parlant de Rabbe, nous ne disions quel ange consolateur traversa un instant sa vie de souffrances. Une jeune fille nommée Adèle resta trois ans près de lui ; mais ces trois ans de joie ne furent pour Rabbe qu’une douleur de plus ; bientôt la belle et fraîche jeune fille pâlit comme une fleur dont un ver ronge la tige ; elle inclina la tête, agonisa un an, et mourut.

L’histoire a fait grand bruit de certains dévouements ; nul dévouement ne fut plus pur, plus généreux que le dévouement ignoré de la pauvre jeune fille, plus complet surtout, puisqu’il la conduisit à la mort.