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Page:Dumas - Mes mémoires, tome 8.djvu/37

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MÉMOIRES D’ALEX. DUMAS

Gannot ne paraissait remarquer ni ses monologues ni ses hochements de tête.

Ils sortirent.

Gannot marchait devant, le cure-dent à la bouche ; l’ami le suivait silencieux et morne, comme une victime résignée. Arrivé à la Rotonde, Gannot s’assit, attira une chaise à la portée de son ami, frappa sur la table de marbre avec la plaque de bois d’un journal, demanda deux tasses de café, un cabaret de liqueurs assorties, et les meilleurs cigares que l’on pourrait trouver.

La consommation se monta à cinq francs. Restait vingt-cinq francs sur les soixante et dix.

Gannot en déposa dix dans la main de son ami, et réintégra les quinze autres dans sa poche.

— Eh bien ? demanda l’ami.

— Prends ces dix francs, répondit Gannot ; monte dans cette maison que tu vois en face, au 113 ; ne te trompe pas d’étage, surtout !

— Qu’est-ce que cette maison ?

— C’est une maison de jeu.

— Je jouerai donc ?

— Sans doute, tu joueras ! et, à minuit, que tu aies gagné ou perdu, reviens ici… ; j’y serai.

Le jeune homme en était à ce point d’anéantissement que, si Gannot lui eût dit : « Va te jeter dans la rivière, » il y serait allé.

Il exécuta ponctuellement l’ordre de Gannot.

Il n’avait jamais mis le pied dans une maison de jeu ; la fortune, dit-on, favorise les innocents : il joua et gagna.

À onze heures trois quarts, — il n’avait pas oublié l’injonction du maître, pour lequel il commençait à se sentir une espèce de respect superstitieux, — à onze heures trois quarts, il sort les poches pleines d’or, et le cœur gonflé de joie.

Gannot se promenait devant le passage qui conduit au Perron, fumant tranquillement son cigare.

Du plus loin qu’il l’aperçut :

— Oh ! mon ami, s’écria le jeune homme, quel bonheur !