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Page:Dumas - Mes mémoires, tome 8.djvu/57

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MÉMOIRES D’ALEX. DUMAS

» — Frère, quelle est donc cette loi ? quelles pluies la feront éclore, et quel soleil lui versera la lumière ?
» — Dieu te l’apprendra.
» Et, me désignant une place auprès de lui, il ajouta :
» — Assieds-toi, et sois attentif, car, je te le dis en vérité, je suis celui qui s’écrie à la face des peuples : Veillez au seuil de vos demeures, et ne vous endormez point : l’heure de la révélation est proche !… »

En ce moment, la terre tremble, l’ouragan fouette les fenêtres, les beffrois sonnent d’eux-mêmes ; l’apôtre veut fuir, mais la peur l’enchaîne aux côtés du maître. Il reprend :

« Je pressentis qu’il allait se passer devant mes yeux quelque chose d’étrange. En effet, à l’instant où le dernier glas du beffroi retentit dans le vide, un chant qui n’a point d’écho dans la langue mortelle, tant il était saccadé, rapide et empreint d’une moquerie indéfinissable, lui répondit de dessous terre, et, s’élevant de note en note depuis les tons les plus graves jusqu’aux plus aigus, se déroula, bondit comme un serpent blessé, grinça comme une scie qu’on aiguise ; puis, enfin, toujours décroissant, toujours s’amoindrissant, finit par se perdre dans l’immensité.
» Voici ce que disait ce chant :
» — Le voici, le voici, l’an 40, le fameux an 40 ! Ah ! ah ! ah ! qu’enfantera-t-il ? que produira-t-il ? un bœuf ou un œuf ? Peut-être l’un, peut-être l’autre ! Ah ! ah ! ah ! retroussez vos manches, manants ! Et vous, riches, balayez la pierre de vos foyers. Place, place, place à l’an 40 ! L’an 40 a froid, l’an 40 a faim, l’an 40 veut manger ; il a raison, l’an 40 ! ses dents claquent, ses membres grelottent, ses enfants n’ont pas de souliers, et ses filles pas un ruban pour en orner leur coiffe du dimanche, et pas un pauvre as bien rouillé dans leur pauvre pochette pour se régaler d’un pot de bière avec leurs fiancés ! Ah ! ah ! ah ! quelle misère ! si ce n’était pas affreux, ce serait drôle. Est-ce pour voir ce monde renversé que vous venez par ici, commère ? Arrivez, arrivez vite ; il y a place pour tous…