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Page:Dumas - Mes mémoires, tome 9.djvu/41

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MÉMOIRES D’ALEX. DUMAS

Le gouvernement acheta le tableau deux mille francs, sur la recommandation de Gérard et de Gros, et le fit transporter au Luxembourg, où il est encore. Vous pouvez le voir, c’est un des beaux tableaux du palais.

Deux ans s’écoulèrent. À cette époque, les expositions n’avaient lieu que tous les deux ou trois ans. Le salon de 1824 s’ouvrit.

Tous les regards étaient tournés vers la Grèce. Les souvenirs de notre jeunesse faisaient de la propagande, et recrutaient hommes, argent, poésies, peintures, concerts. On chantait, on peignait, on versifiait, on quêtait en faveur des Grecs. Quiconque se fût déclaré turcophile eût risqué d’être lapidé comme saint Étienne. Delacroix exposa son fameux Massacre de Scio.

Bon Dieu ! vous qui étiez de ce temps-là, avez-vous oublié les clameurs que fit pousser cette peinture, qui apparaissait à la fois rude dans sa composition, violente dans sa forme, et, cependant, pleine de poésie et de grâce ? Vous rappelez-vous la jeune fille attachée à la queue d’un cheval ? Comme elle était frêle et facile à briser ! comme on comprenait qu’au contact des cailloux, au choc des rochers, aux pointes des ronces, tout ce corps s’effeuillerait ainsi que les pétales d’une rose, se disperserait ainsi que des flocons de neige !

Or, cette fois, le Rubicon était passé, la lance jetée, la guerre déclarée. Le jeune peintre venait de rompre avec toute l’école impériale. En franchissant le précipice qui séparait le passé de l’avenir, il avait poussé du pied la planche dans l’abîme, et, eût-il voulu revenir sur ses pas, la chose lui était désormais impossible. À partir de ce moment, — chose rare, à vingt-six ans ! — Delacroix fut proclamé un maître, fit école, et eut, non pas des élèves, mais des disciples, des admirateurs, des fanatiques.

On chercha qui lui opposer ; on exhuma l’homme qui lui était le plus dissemblable en tous points, pour se rallier autour de lui : on découvrit Ingres ; on l’exalta, on le proclama, on le couronna en haine de Delacroix.

Comme du temps de l’invasion des Huns, des Burgundes et