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Page:Dumas - Mes mémoires, tome 9.djvu/40

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MÉMOIRES D’ALEX. DUMAS

Le dernier coup de pinceau donné au sombre passage des enfers, on le montra à M. Guérin.

M. Guérin se pinça les lèvres, fronça le sourcil, et fit entendre un petit grognement désapprobateur accompagné d’un signe de tête négatif. Ce fut tout ce que Delacroix en put tirer.

Le tableau fut exposé.

Gérard le vit en passant, s’arrêta court, le regarda longtemps, et, le soir, en dînant avec Thiers, — qui faisait ses premières armes en littérature, comme Delacroix en peinture, — il dit au futur ministre :

— Nous avons un peintre de plus !

— Qui s’appelle ?

— Eugène Delacroix.

— Qu’a-t-il fait ?

— Un Dante passant l’Achéron avec Virgile. Voyez son tableau.

Le lendemain, Thiers va au Louvre, cherche le tableau, le trouve, le regarde à son tour, et sort enchanté.

Il y a un sentiment artistique réel, sinon dans le cœur, du moins dans l’esprit de Thiers. Ce qu’il a pu faire pour l’art, il l’a fait, et, quand il a mécontenté, blessé, découragé un artiste, la faute en a été à son entourage, à sa famille, à des coteries de salon, et, tout en faisant cette douleur à un artiste, de lui manquer de parole, il eût voulu, au prix d’une douleur éprouvée par lui, épargner à cet artiste celle qu’il lui faisait.

Puis il avait la main, sinon juste, du moins heureuse : c’est lui qui a eu l’idée d’envoyer Sigalon à Rome.

Il est vrai que Sigalon est mort à Rome du choléra ; mais il est mort après avoir envoyé de Rome sa belle copie du Jugement dernier.

Thiers revint donc enchanté du tableau de Delacroix ; il travaillait alors au Constitutionnel. Il fit un splendide article au débutant.

En somme, le Dante n’avait pas soulevé trop de colère. On ne se doutait pas quelle famille de réprouvés l’exilé de Florence traînait après lui !