Page:Dunant - Un souvenir de Solférino, 1862.djvu/60

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fraîche, et j’essaie de lui en faire une couche, mais la gangrène ne tardera pas à l’emporter. Un peu plus loin est un zouave qui pleure à chaudes larmes, et qu’il faut consoler comme un petit enfant. Les fatigues précédentes, le manque de nourriture et de repos, l’excitation morbide et la crainte de mourir sans secours développaient, à ce moment, même chez d’intrépides soldats, une sensibilité nerveuse qui se traduisait par des gémissements et des sanglots : une de leurs pensées dominantes, lorsqu’ils ne sont pas trop cruellement souffrants, c’est le souvenir de leur mère, et l’appréhension du chagrin qu’elle éprouvera en apprenant leur sort ; on trouva le corps d’un jeune homme qui avait le portrait d’une femme âgée, sa mère sans doute, suspendu à son cou ; de sa main gauche il semblait encore presser ce médaillon sur son cœur.

Ici, contre le mur, une centaine de soldats et de sous-officiers français, pliés chacun dans leur couverture, sont rapprochés sur deux rangs parallèles, on peut passer entre ces deux files ; ils ont tous été pansés, la distribution de soupes a eu lieu, ils sont calmes et paisibles, ils me suivent des yeux, et toutes ces têtes se tournent à droite si je vais à droite, à gauche si je vais à gauche. « On voit bien que c’est un Parisien[1], disent les uns. Non, répliquent

  1. J’eus la satisfaction de rencontrer à Paris, dans le courant de l’année suivante, et notamment dans la rue de Rivoli, des militaires amputés et invalides qui, me reconnaissant, m’ont arrêté pour m’exprimer leur gratitude de ce que je les avais soignés à Castiglione. « Nous vous appelions le monsieur blanc, me disait l’un d’eux, parce que vous étiez vêtu tout en blanc : c’est qu’aussi il n’y faisait pas mal chaud ! »