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Page:Dunant - Un souvenir de Solférino, 1862.djvu/74

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naient encore torturer les vivants. Quant au caporal et au cocher, ils s’étaient installés dans le cabriolet resté dans la rue ; mais l’infortuné Mantouan, dans des transes continuelles, ne put fermer l’œil de toute la nuit, et je le retrouvai plus mort que vif.

Le 28, à six heures du matin, je recevais un accueil des plus bienveillants et des plus aimables du bon et chevaleresque maréchal de Mac-Mahon, si justement nommé l’idole de ses soldats[1], et à dix heures j’étais dans cette maison de Cavriana devenue désormais historique, pour avoir, dans l’intervalle du matin au soir du 24, reçu deux grands monarques ennemis. À trois heures après midi, le même jour, j’étais de retour vers les blessés de Castiglione qui m’exprimaient leur joie de me revoir, et le 30 juin j’étais à Brescia.

  1. Le duc de Magenta est très-aimé dans l’armée française, ses soldats ont pour lui autant d’affection que de vénération ; en voici un exemple : En 1856, en Algérie, sur la route de Constantine, deux ex-zouaves se trouvaient dans l’intérieur d’une diligence dont j’occupais le coupé ; ils allaient à Bathna, comme ouvriers, abattre des arbres dans les forêts ; ils s’entretenaient de la guerre d’Orient et du maréchal de Mac-Mahon dans leur langage pittoresque, dont quelques phrases parvinrent jusqu’à moi. « Ce général, disait l’un, y en a-t-il un pareil ? c’est lui qui savait nous commander ! nous sommes de vieux troupiers, de vieux grognards, nous n’avons jamais eu peur, et cependant nous avons pleuré ; te rappelles-tu quand il nous a parlé dans la plaine, lorsque nous étions congédiés, que notre temps était fini, qu’il nous a fait ses adieux, et qu’il nous a dit : Mes enfants, vous avez servi avec courage sous les drapeaux, vous rentrez dans la vie civile, ne commettez jamais d’actions basses, rappelez-vous que vous avez un père, et ce père, c’est moi ! a-t-il dit en se frappant la poitrine… et ma bourse est la vôtre. Touchez-moi tous la main… Te rappelles-tu quand il nous a jeté sa bourse pleine d’or, et qu’il a dit : Partagez, mais surtout ne vous disputez pas !… Et nous avons tous pleuré, comme des petites filles. »