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Page:Duplessis - Le Batteur d'estrade, 5, 1856.djvu/11

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pas te priver par un cruel et dangereux caprice du plus dévoué de tes défenseurs.

Joaquin Dick avait prononcé ces phrases brèves et hachées avec un tel sentiment, un tel feu, une telle onction passionnée, que la jeune femme, quoiqu’il ne se fût justifié à ses yeux par aucun fait précis, sentit, malgré elle, ses préventions fléchir. Ce fut donc, à son insu, d’une voix beaucoup moins agressive, qu’elle lui répondit :

— Señor Joaquin, avant d’exiger de vous des explications sur le passé, il est une question que j’ai à vous adresser : Dois-je compter sur votre franchise ?

— Parle, parle, Antonia.

— Y a-t-il longtemps que vous n’avez vu mon mari… monsieur d’Ambron ?…

— J’étais avec lui il y a à peine quelques heures…

— Ah !

La jeune femme, après cette exclamation, dont l’intraduisible intonation valait toute une éloquente prière de remercîments et de grâces, porta instinctivement sa main à sa poitrine ; les battements de son cœur l’étouffaient.

— Et, reprit-elle après une courte indécision, Luis souffre-t-il encore de ses blessures ?… est-il en danger ?

— Il souffre encore, Antonia, mais ses souffrances ; viennent plutôt de l’état de son âme que de celui de sort corps !… Quant au danger, il a complètement disparu. Du reste, la présence de M. d’Ambron à une si faible distance d’ici doit vous rassurer. Un mourant n’aurait jamais été capable, malgré toute l’énergie morale possible, d’accomplir à cheval un tel voyage.

— M. d’Ambron savait-il que vous deviez me voir aujourd’hui ?

— Certes !

— Pourquoi n’est-il pas venu lui-même ?

— Parce que je l’en ai empêché, Antonia. Ah ! ne vous courroucez pas contre moi ! Laisser partir votre Luis bien-aimé, c’eût été l’envoyer à la mort.

— Mais vous, señor, vous courez donc à présent un danger ! N’êtes-vous pas l’ami, le confident, l’associé de M. de Hallay ? Comment concilier votre double liaison avec mon mari et mon bourreau ?

— Moi, l’ami de M. de Hallay, Antonia ! Oh ! ce soupçon exprimé par vous manquait à mon humiliation, à ma torture…

— Joaquin, j’ai tort de vous écouter… Il est certain que vous me tendez un nouveau piège !… Oui… car en prétendant que M. d’Ambron vous à envoyé vers moi… vous mentez…

— Je mens !

— Oui, vous mentez, reprit la jeune femme avec force ; et ce qui me le prouve, c’est que M. d’Ambron m’a répété cent fois au rancho de la Ventana qu’il me verrait avec peine vous conserver mon amitié…

Joaquin Dick courba la tête ; puis, après un silence :

— M. le comte d’Ambron est le cœur le plus noble, l’esprit le plus élevé que j’aie rencontré jusqu’à ce jour, répondit-il d’un ton de conviction profonde et de sincère sympathie ; le conseil qu’il vous donnait, Antonia, était juste et sensé. Seulement, ne vous étonnez pas qu’il ait accepté, aux jours du danger, le dévouement de celui dont il avait refusé l’amitié dans des temps ordinaires, car ce danger s’adressait à vous, Antonia, et votre Luis vous aime plus que tout !.. plus même que l’honneur !

Le respect presque enthousiaste avec lequel Joaquin Dick avait fait cette réponse avait fait rougir Antonia de joie et d’orgueil ; puis, sans se rendre compte de l’impulsion intime et secrète qui la poussait, elle s’était avancée d’un pas vers lui.


XXV

TROP TARD !


Le changement qui s’était opéré dans l’esprit de sa fille n’avait pas échappé à Joaquin Dick ; mais craignant de lui rendre tous ses soupçons s’il poursuivait trop vivement ce premier avantage, il attendit en silence qu’Antonia reprît d’elle-même la parole ; cela ne tarda pas.

— Joaquin, dit-elle, quelque méfiante que m’ait rendue le malheur, j’ai cru reconnaître tout à l’heure dans votre voix un grand accent de sincérité, lorsque vous avez parlé de cette sainte femme, la seule, avez-vous dit, que vous ayez jamais aimée. Eh bien, Joaquin, jurez-moi, sur la mémoire de cette femme qui fut si noble et qui posséda toute votre affection, que vous allez répondre la vérité entière aux questions et aux éclaircissements que je vais vous adresser et vous demander.

Le Batteur d’Estrade leva la main, et d’une voix dont l’émotion avait une gravité sentie et solennelle :

— Je le jure, Antonia ! dit-il.

La jeune femme se recueillit un instant ; puis, après une courte hésitation :

— Est-il vrai, Joaquin, reprit-elle, que votre violence ait souvent ensanglanté le désert ? Est-il vrai que votre couteau, toujours mortel entre vos mains, est l’effroi des aventuriers les plus braves, des bandits les plus déterminés ? Est-il vrai, en un mot, que vous avez tué beaucoup de monde ?

Une sueur froide pointillait sur le front du malheureux père ; il baissa de nouveau la tête, et d’une voix désolée :

— Oui, tout cela est vrai, Antonia, répondit-il.

La jeune femme tressaillit.

— Est-il vrai, dit-elle, Joaquin, que le spectacle des misères humaines, des crimes qui déshonorent l’humanité, des catastrophes qui bouleversent les villes et terrifient nos solitudes, était pour vous, ainsi que je vous ai entendu le déclarer mille fois, un sujet de satisfaction et de joie ? Est-il vrai que vous mettiez votre bonheur dans le malheur d’autrui ?

Le Batteur d’Estrade était pâle comme un mort, et paraissait prêt à perdre connaissance ; toutefois, il ne laissa pas de répondre.

— Oui, C’est encore vrai, murmura-t-il.

Antonia se recula instinctivement de lui.

— Oh ! que vous êtes méchant, Joaquin ! s’écria-t-elle avec une indignation mêlée d’effroi.