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Page:Duplessis - Le Batteur d'estrade, 5, 1856.djvu/10

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durée ; il paraissait poussé par une force supérieure et contraire à sa volonté.

— Oui, j’ai confiance en vous, señor, s’écria-t-il, et je vous refuse ! Aucune considération ne saurait me contraindre à renoncer à Antonia !…

— Vous venez de prononcer votre condamnation, monsieur de Hallay ! Au revoir !… Je vous quitte en ennemi, vous me retrouverez bientôt comme juge et comme bourreau !…

Joaquin Dick, faisant toujours face au marquis et ne le perdant pas une seconde du regard, se recula jusqu’au seuil de la porte ; puis, par un brusque et rapide mouvement, il s’élança hors de la tente. On eût dit un dompteur de bêtes féroces sortant de la cage en fer d’un tigre noir de Java, imparfaitement apprivoisé.

Ce que le Batteur d’Estrade avait prévu et annoncé se réalisa : le marquis, au lieu de songer à le poursuivre, se mit à écouter avec anxiété si aucun bruit n’annonçait que Joaquin était découvert ou arrêté par les bandits. Les craintes de M. de Hallay eussent été d’une toute autre nature, s’il eût soupçonné les intentions du Batteur d’Estrade. Une fois dehors, Joaquin, au lieu de chercher à s’éloigner au plus vite du campement, s’était dirigé vers la tente d’Antonia.

Ce fut sans grand’peine et sans éveiller le moindre soupçon, car la plupart des aventuriers qui n’étaient pas de garde dormaient déjà d’un lourd et profond sommeil, qu’il parvint, en se faufilant à travers les chariots, jusqu’au parallélogramme où l’on a avait dressé la mobile et provisoire demeure de la comtesse d’Ambron.

Des deux sentinelles placées par M. de Hallay pour surveiller sa captive, l’une, également fatiguée et persuadée sans doute de la longueur et de l’inutilité de sa faction, avait étendu son manteau par terre et s’était couchée dessus ; l’autre, soit respect du devoir, soit amour de la locomotion, continuait à se promener d’un pas égal et cadencé devant la grossière tenture en cuir qui servait de porte à la tente. Cette seconde sentinelle présentait une taille de cinq pieds dix pouces et une carrure des plus développées : c’était un Kentuckien.

Si un simple coup d’œil avait permis à Joaquin Dick de reconnaître et de juger la position des choses, une seconde lui suffit pour exécuter le projet qu’il avait tout aussitôt conçu.

Ramper jusqu’au Kentuckien avec la silencieuse souplesse d’un serpent, s’élancer sur lui et le terrasser avec un élan et une vigueur de panthère, enfin le bâillonner avec une dextérité digne d’un ancien familier de l’inquisition, fut pour le Batteur d’Estrade une seule et même action, tant il mit une incroyable rapidité dans l’accomplissement de ses divers mouvements.

Le Kentuckien, solidement attaché par le milieu du corps à l’un des piquets qui soutenaient la tente, n’avait pas encore repris l’usage de ses sens, que déjà Joaquin Dick se trouvait en présence de sa fille bien-aimée, d’Antonia,

L’infortunée jeune femme, toujours assise à la même place où M. de Hallay l’avait laissée, pleurait silencieusement, lorsque le Batteur d’Estrade se présenta subitement devant elle, ainsi qu’une fantastique apparition. Un geste impérieux et empreint d’une solennelle impétuosité, qu’il lui adressa, arrêta un cri de surprise et d’effroi qui déjà entr’ouvrait ses lèvres.

Incapable de prononcer une parole, tant son émotion était vive, Joaquin contemplait la jeune femme dans une muette extase. Ce qu’il y avait de tendresse, d’adoration, de joie et de douceur dans le regard du mari de Carmen, c’est ce qu’une plume ne saurait décrire.

L’affreuse et critique position d’Antonia, l’effroi qu’elle montrait à sa vue, l’heure de la séparation qui allait sonner, il n’y réfléchissait pas : son bonheur présent était si grand, si intense, si au-dessus des sensations humaines, qu’il absorbait toutes ses facultés.

— Vous ici, Joaquin, dit enfin Antonia ; ah ! votre présence doit être l’annonce pour moi, d’un nouveau malheur !… Pourquoi rester aussi tremblant et interdit devant votre victime ?… Vous n’avez rien à craindre de ma faiblesse !… Que venez-vous m’apprendre ? La mort de Luis !… Parlez donc… parlez…

Joaquin voulut obéir, mais le coup inattendu qu’il recevait était au-dessus de ses forces : sa voix se fondit en un sanglot étouffé, et deux grosses larmes amères brûlantes glissèrent lentement le long de ses joues.

Le spectacle de cette douleur poignante et résignée laissa Antonia insensible.

— Cessez ces hypocrites démonstrations, Joaquin, dit-elle avec une impatience et une dureté qu’elle n’avait jamais montrée de sa vie et qui étaient si opposées à son caractère. À quoi voulez-vous en venir ? À me tromper encore ? Auprès ce qui s’est passé, cela ne serait plus possible.

— Je t’ai trompé, moi, Antonia ?

La jeune femme ne le laissa pas poursuivre.

— Señor Joaquin, dit-elle en l’interrompant avec une extrême vivacité, la familiarité dont vous usiez envers moi jadis me serait à présent pénible, insupportable !… la ranchera Antonia aimait te Batteur d’Estrade Joaquin Dick comme s’il eût été son père ; mais la comtesse d’Ambron méprise le bandit et l’aventurier qui n’a pas reculé devant un crime pour la ravir à son mari….

Cette fois, l’excès de la douleur rendit à Joaquin son énergie.

— Antonia, s’écria-t-il en joignant ses mains par un geste de navrant désespoir, devant Dieu qui m’entend, au nom de la sainte femme que j’ai seule aimée sur la terre, et qui maintenant me sourit du haut du ciel, au nom de la tendresse sans bornes que je te porte, je te jure que tes accusations, que je ne puis comprendre, sont dénuées de toute justice, de toute raison ! Je te jure, Antonia, sur ma part de vie éternelle, que jamais, entends-tu ! jamais… je n’ai eu une mauvaise intention… je n’ai nourri un méchant dessein à ton égard… Je te jure, enfin, qu’aujourd’hui je remercierais Dieu à genoux, avec des larmes de joie, et le front courbé dans la poussière, s’il m’était permis de verser tout le sang de mes veines pour assurer ton bonheur ! Oh ! c’est mal… Antonia… de briser ainsi un cœur qui t’est si dévoué… Mais non… mon reproche est injuste… Ce cœur ne t’appartient-il pas ?… Foule-le aux pieds… enfant !… Fais-toi un jeu de ses souffrances… je ne me plaindrai pas… Tout ce que tu fais, Antonia, est bien fait !… Je ne te demande qu’une chose : d’avoir confiance en moi… et de ne