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Page:Duplessis - Le Batteur d'estrade, 5, 1856.djvu/13

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pris un froid maintien ; la méfiance se lisait clairement dans son candide et pur regard.

— Señor Joaquin, je préfère encore, à l’appui que vous l’offrez, la protection intéressée des gens qui me retiennent prisonnière ; car je sais du moins ce que ces bandits espèrent de moi, tandis que j’ignore le motif qui vous fait agir. Le subit intérêt que vous me témoignez s’accorde si peu avec le mal que vous m’avez fait, qu’il doit m’être et qu’il m’est suspect. N’est-ce pas vous qui m’avez réduite à la misérable et humble position dans laquelle je me trouve ? Oui, certes, vous ne sauriez le nier. D’où vient donc l’inexplicable empressement que vous mettez maintenant à défaire votre ouvrage ? d’un nouveau piège que vous me tendez ?…

Le Batteur d’Estrade interrompit vivement la jeune femme.

— Chère Antonia, s’écria-t-il, nos moments sont précieux, chaque minute qui s’écoule retranche une année de votre existence ! Au nom de votre noble et bien-aimé Luis, expliquez-vous brièvement, clairement. Notre conversation n’a déjà que trop duré. Que me reprochez-vous ? Quel mal vous ai-je jamais fait ? En quoi suis-je directement ou même indirectement coupable du crime dont vous êtes victime ?

— En quoi, señor ? Vraiment votre question est hardie. N’êtes-vous pas le seul auteur, l’unique coupable de mon enlèvement ?

— Mon Dieu ! ai-je bien ma raison ? Mais ce que vous me dites là est insensé, Antonia. Si vous saviez…

— Je sais tout, señor. Vous avez payé Grandjean pour agir, et il ne vous a que trop bien obéi. Mais vous ne lui avez pas acheté sa discrétion ou son silence, et il a parlé.

Joaquin ne répondit pas. Absorbé par de graves réflexions, il semblait avoir oublié la présence d’Antonia.

— Comment détruire ces odieux et chimériques soupçons ? se demandait-il. Certes, je ne repartirai pas seul, je ne laisserai pas mon enfant au pouvoir du marquis… Non, non, dussé-je la frapper de mes propres mains, et me tuer ensuite aux pieds de son cadavre ! Mais employer la force pour la contraindre à m’obéir… elle criera… et puis sa simple résistance passive suffira seule pour entraver et neutraliser mes efforts ! Que faire ? que devenir ? Ô mon Dieu ! quels terribles enseignements ressortent de votre juste colère ! C’est pour avoir douté de la vertu d’un ange, de ma Carmen, que j’ai été entraîné dans la voie du crime. Et je perds aujourd’hui mon enfant, parce que mon enfant doute, à son tour, de moi. Mon Dieu ! ayez pitié de mon repentir, de mon désespoir ! Prenez ma vie, mais permettez que je sauve l’honneur de ma fille, de la fille de Carmen !

La véritable douleur porte en elle un lugubre cachet que l’hypocrisie la plus consommée sera toujours impuissante à contrefaire. Antonia ne songeait plus à nier le désespoir du Batteur d’Estrade ; seulement ce désespoir, restant toujours inexplicable pour elle, éveillait plutôt sa pitié que sa confiance.

— Joaquin, lui dit-elle avec une compassion involontaire, si je t’ai offensé, je t’en demande pardon… tu parais malheureux !… Peut-être Grandjean a-t-il menti ; peut-être mes accusations ont-elles été injustes et mes soupçons sont-ils faux. Voyons, réfléchis, il me semble que, quand on n’est pas coupable, il est toujours facile de le prouver. N’est-il pas un moyen de me convaincre de la sincérité ?

— Oui, ce moyen existe, Antonia, s’écria-t-il ; mais le soin de ton propre bonheur me défend de l’employer. Ah ! si je pouvais parler, comme tu te repentirais, enfant, de tes cruelles défiances !… comme tu me demanderais pardon du mal que tu viens de me faire ! Mais non, non, je le répète, cela est impossible ! Écoute, Antonia, un dernier mot. Tu n’as pas ajouté foi à mes serments ; tu es restée insensible au nom de ton bien-aimé Luis ; qui sait si une voix sortant de la tombe n’aura pas plus de pouvoir sur toi ? C’est maintenant au nom de ta mère que je t’adjure de me suivre.

_ Antonia tressaillit ; mais, se remettant presque aussitôt du trouble et de la surprise que lui avait causés cette invocation :

— Joaquin, dit-elle tristement, des milliers de lieues me séparent de cette tombe chérie… Tu n’as jamais connu ma véritable mère !…

— Moi !

Ce qu’il y avait de tendresse, de passion surhumaine, de douleur sublime, dans cette simple exclamation, ne saurait ni s’écrire ni se décrire. La jeune femme en fut effrayée et attendrie.

— Tu as connu ma mère, Joaquin ! s’écria-t-elle.

Le Batteur d’Estrade, les yeux levés vers le ciel, resta un moment sans répondre ; puis, abaissant enfin sur la jeune femme un regard empreint tout à la fois d’une ineffable douceur et d’une imposante et irrésistible autorité :

— Antonia, dit-il lentement, c’est au nom de l’infortunée duchesse de ***, c’est au nom de la noble et sainte Carmen qui m’entend et m’approuve, que je t’ordonne de m’obéir… Viens, viens, fuyons !…

La jeune femme était en proie à une émotion extraordinaire ; un violent combat se passait en elle.

— Joaquin, murmura-t-elle, bien souvent, depuis quinze jours, mes lèvres ont maudit ton nom, mais jamais mon cœur n’a pu parvenir à te haïr !… et pourtant, oh ! pardonne-moi si je me trompe… je suis si malheureuse, j’ai tant souffert… et pourtant…je n’ose encore me fier à toi…

Le Batteur d’Estrade allait répondre, lorsque Antonia poussa tout à coup un cri déchirant de terreur et d’effroi, et étendant vivement la main devant elle :

— Prends garde ! dit-elle, défends-toi !

Joaquin tourna rapidement la tête, il vit un bras levé sur lui ; à l’extrémité de ce bras, une lueur blanchâtre et argentée se détachait dans la pénombre de la tente : c’était le reflet de la lumière sur une lame de couteau.

La lutte qui suivit eut la rapidité d’un éclair ; quelques mouvements saccadés, un grand cri, puis un corps qui tomba, et ce fut tout…

Joaquin était debout.


— Qui es-tu ? demanda-t-il en espagnol à son adversaire gisant à ses pieds.

— Mexicain.

— Tu te nommes ?

— Camacho.

— Je te connais ! Ta est un voleur et un assassin !…

— Oui, seigneurie, j’ai eu des malheurs.

— Pourquoi as-tu voulu me tuer ?