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Page:Duplessis - Le Batteur d'estrade, 5, 1856.djvu/14

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— Parce que c’était ma consigne !

— De me tuer’, moi ?

— Pas plus vous qu’un autre. Toute personne qui tenterait de pénétrer chez la señorita.

— Ah ! tu étais donc de garde ?

— Oui, seigneurie… je dormais, et…

— Bien ! assez ! Relève-toi !… Tu sais que je ne t’ai pas blessé ?

— Comment ! seigneurie, mais je suis mort !… j’ai reçu un coup terrible.

Joaquin Dick haussa les épaules avec mépris.

— Lâche ! dit-il, si je ne l’avais pas averti, il aurait été capable de se laisser mourir de peur.

Camacho s’était relevé ; il avait l’air fort embarrassé de sa contenance, et surtout, prodigieusement intrigué. Une question errait sur ses lèvres, mais le Batteur d’Estrade ne lui donna pas le temps de la formuler.

— Ton arme est-elle empoisonnée ? lui demanda-t-il.

— Non, seigneurie

— Tant pis.

— Comment cela, tant pis ?

— Oui… je voudrais mourir !…

Le ton de découragement profond avec lequel le Batteur d’Estrade prononça ces paroles en regardant Antonia, amena des larmes dans les yeux de la jeune femme. C’était le cri d’angoisse d’un cœur brisé et n’aspirant plus qu’après le repos éternel.

— Êtes-vous donc blessé, Joaquin ? dit-elle d’une voix altérée.

— Oui… légèrement… au bras… Ce n’est rien !…

Un léger silence suivit. Camacho s’empressa de le mettre à profit pour éclaircir un fait qui piquait au plus haut point sa curiosité.

— Seigneurie, dit-il, veuillez excuser mon indiscrétion ; je voudrais bien savoir pourquoi vous ne m’avez point tué ?

— Pourquoi, misérable ! je vais te le dire, mais tu ne me comprendras pas ; parce qu’à Dieu et à la société seuls appartient le droit de verser le sang humain, parce que je crains maintenant le remords !

Antonia poussa un cri, s’élança vers le Batteur d’Estrade, et, lui jetant ses bras autour du cou, par un geste plein d’un noble enthousiasme et d’une adorable pudeur :

— Oh ! je retrouve mon Joaquin d’autrefois, celui que j’aimais comme un père, murmura-t-elle en appuyant sa tête sur son épaule. Viens, viens, Joaquin, fuyons ! sauve-moi !

Le Batteur d’Estrade eut un regard de sublime reconnaissance, et une fugitive et indescriptible expression de bonheur fit resplendir son visage d’une auréole de joie céleste.

— Hélas ! bien-aimée Antonia, dit-il en repoussant doucement la jeune femme, il est trop tard ! Regarde !…

À travers la portière soulevée, on apercevait une dizaine d’aventuriers. Camacho, en homme prudent, avait donné l’éveil à ses compagnons avant de pénétrer dans la tente. Dans ce moment terrible, Joaquin Dick eut une seconde d’hésitation solennelle et suprême, et dont Antonia ne soupçonna pas l’effrayante portée.

— Non… non !… murmura-t-il, un père ne peut verser le sang de sa fille !… Dieu sauvera mon enfant… et moi je dois vivre pour être l’instrument de Dieu !

Alors relevant fièrement la tête, il secoua sa chevelure par un mouvement brusque et superbe, semblable à celui du lion qui se prépare au combat ; puis, arrêtant d’un geste impérieux les aventuriers qui allaient s’élancer sur lui :

— Je me nomme Joaquin Dick ! s’écria-t-il de sa voix métallique et vibrante. Allons, drôles, livrez-moi passage !

Avant que les bandits fussent revenus de la stupeur que le nom si redouté du célèbre Batteur d’Estrade leur avait causé, Joaquin s’était précipité au milieu d’eux par un élan de tigre, et, les écartant avec une force irrésistible, avait disparu dans les ombres de la nuit.

Quelques minutes plus tard, plusieurs coups de feu tirés dans des directions opposées rendaient un peu d’espoir à Antonia, qui priait agenouillée auprès de son lit ; car, avec son éducation sauvage et son expérience de la vie dramatique et accidentée des habitants de la frontière, la jeune femme avait compris tout de suite que ces tentatives d’agressions différentes et isolées prouvaient que l’on avait perdu la piste de Joaquin Dick.


XXVI

LA MISSION DE GRANDJEAN.


L’apparition hostile et la fuite merveilleuse de Joaquin avaient produit une sensation extraordinaire dans le camp des aventuriers. Le reste de la nuit s’y passa en alertes continuelles, on s’y attendait à chaque instant à une attaque sérieuse. Du reste, la promptitude pleine de sang-froid avec laquelle furent prises toutes les mesures nécessaires pour repousser l’ennemi, s’il se présentait à l’improviste, prouvait que les soins apportés par M. de Hallay dans le recrutement de sa petite armée, à San-Francisco, n’avaient pas été perdus. À quelques Chinois près qui n’étaient simplement que des voleurs, il n’avait sous ses ordres que des aventuriers d’élite et des bandits de choix ! Toutefois, ce fut avec une joie véritable que chacun salua le lever du soleil ; la perspective d’un engagement nocturne avec des forces inconnues et commandées par le redouté et célèbre Batteur d’Estrade, frappait d’une instinctive et superstitieuse terreur l’imagination des associés du marquis.

La levée du camp s’opéra avec des précautions que l’on avait négligé de prendre jusqu’à ce jour, et qui se reproduisirent dans la marche de la colonne : les bandits, au lieu de s’éparpiller comme de coutume, se formèrent en plusieurs détachements distancés les uns des autres, de façon à pouvoir se soutenir aisément et mutuellement en cas d’urgence ; la file des chariots se raccourcit ; la discipline la plus sévère remplaça le désordre habituel.

Inutile d’ajouter que les conversations des aventuriers ne portaient que sur un seul et même sujet : sur l’événement de la nuit. Le nom de Joaquin Dick était dans toutes les bouches ; et, chose assez singulière et assez rare, cha-