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Page:Duplessis - Le Batteur d'estrade, 5, 1856.djvu/17

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— Gentlemen, s’écria-t-il, Lennox est à nos trousses ! Lennox a juré qu’il nous exterminera tous depuis le premier jusqu’au dernier !

L’effet que produisit la déclaration du Canadien fut prodigieux, immense, inouï ; les aventuriers semblaient frappés de stupeur.

— Grandjean, suivez-moi ! dit vivement M. de Hallay. Une nouvelle aussi importante mérite en effet toute mon attention… J’ai eu tort de vous rudoyer… je le reconnais.

Le Canadien éperonna bien à contre-cœur sa chétive mule, afin de ne pas rester en arrière du jeune homme, qui venait de mettre son cheval au trot.

Ce ne fut que lorsqu’ils furent à deux ou trois cents pas de l’avant-garde, c’est-à-dire hors de la portée de toute oreille indiscrète, que M. de Hallay prit la parole.

— Grandjean, dit-il brusquement, aimez-vous toujours l’argent ?

— Plus que jamais, monsieur !

— Voulez-vous gagner dix onces ?

— Je crois bien, seigneurie. Vingt même si cela peut vous être agréable ! Que faut-il faire ?

— Une chose qui vous sera bien aisée.

— Mais encore ?

— Nous quitter ce soir et ne plus revenir !…

— Ah ! diable, seigneurie…

— C’est un oui ou un non que je veux ! vous m’entendez, pas de phrase ! Oui, voici vos dix onces ! Non, j’arriverai à me défaire de vous par un autre moyen !…

— C’est dur, seigneurie ! J’accepte… mais…

— Pas de restrictions !

— Ce n’est pas une restriction, c’est une simple observation ! Comment voulez-vous que je parte sans éveiller les soupçons des autres gentlemen ?

— Qu’à cela ne tienne. Je vous mettrai ce soir en sentinelle perdue…

— Tiens, au fait, c’est juste. Quant à ce qui concerne Lennox, seigneurie…

— Gardez vos renseignements ! Je n’en ai que faire ! La réussite de mon expédition est pour moi une question de vie ou de mort ; il faut donc que je réussisse et je réussirai. Quand je rencontrerai un obstacle, quel qu’il soit, je le renverserai. Je n’ai besoin de rien savoir. Ah ! j’oubliais une dernière recommandation : je vous défends de prononcer, d’ici jusqu’à votre départ, et cela sous quelque prétexte que ce soit, le nom de Joaquin Dick ni celui d’Antonia.

— Bien, seigneurie… Ma discrétion est-elle comprise dans les dix onces ?

— Oui !

— Tant pis !…

M. de Hallay et Grandjean se séparèrent : le premier regagna l’avant-garde, le second prit place dans les derniers rangs.

— Parbleu ! se disait le Canadien avec une joie intérieure qui l’étouffait, mais qu’il se gardait bien de laisser paraître sur son visage, il faut avouer que jusqu’à présent j’ai assez bien rempli la mission que le seigneur Joaquin a bien voulu me confier !… Ces gredins-là savent maintenant que c’est seulement par amour, et nullement dans l’intérêt général de l’expédition, que le de Hallay retient Antonia prisonnière. Ils savent également que le seigneur Lennox compte les scalper ; et cette assurance ne m’a pas semblé animer leur courage. Loin de là ! All is right ! Quant à moi, non-seulement ma fuite devient facile… elle est assurée… et, qui mieux est, payée… Oui, décidément, le mensonge et l’astuce rapportent davantage que la franchise et le dévouement. Dieu veuille que je remplisse aussi bien la seconde partie de la mission, que j’ai réussi dans la première ! Dame ! pourquoi pas ? Elle est bien plus importante comme résultat, mais bien moins difficile comme exécution. Le plus dur est fait.

Quelques heures plus tard, une terrible catastrophe avait lieu dans le camp des bandits et y produisait la plus épouvantable confusion. Un incendie, aussi subit que violent, s’était déclaré au milieu des chariots. Les bœufs chargés de traîner ces lourds véhicules, frappés d’une vertigineuse frayeur, avaient rompu leurs attaches et fuyaient de tous les côtés. Ce que les aventuriers, terrifiés par cet irréparable désastre, ne remarquaient pas, c’est que les bœufs conducteurs étaient bien plus furieux encore qu’épouvantés : leurs bonds désordonnés, leurs beuglements plaintifs, leur galop effréné, devaient avoir une autre cause que l’effroi. Ils entraînaient dans leur fuite les attelages habitués à les suivre. Si Grandjean, qui rejoignait en ce moment le Batteur d’Estrade à un rendez-vous que celui-ci lui avait donné, à un mille environ du campement, avait été interrogé sur la cause de cet incendie, ainsi que sur la course furibonde des bœufs conducteurs, il aurait pu en donner bien aisément l’explication. Du reste, il était extrêmement joyeux et glorieux des compliments que lui adressait Joaquin Dick sur le succès de sa mission.


XXVII

LE PASSAGE DU JAQUESILA.


Lorsque les premières clartés de l’aube révélèrent, le lendemain, aux aventuriers toute l’étendue des désastres de cette nuit, qui pouvait être si fatale au succès futur de l’expédition, une morne et lugubre consternation régna dans leur camp. Non-seulement l’incendie avait détruit les moyens de transport et la plus grande partie des vivres, il s’était, en outre, attaqué aux munitions de guerre : plusieurs tonneaux de poudre, atteints par la flamme, avaient sauté ; ce malheur était irréparable. Une perte presque aussi importante était celle des bœufs ; car, en dehors même des services que ces animaux rendaient comme attelages, ils offraient une précieuse garantie contre la famine ; la saison, déjà très-avancée de l’année, ne permettant plus de compter que très-faiblement, en supposant que l’on ne fût ni bloqué ni harcelé par les Indiens, sur les produits et les ressources de la chasse.

Le premier moment de la stupeur passé, les aventuriers commencèrent une enquête sur la cause de ce terrible et subit incendie ; leurs investigations n’aboutirent à aucun résultat : autant les suppositions étaient nombreuses et variées, autant les faits et les renseignements précis étaient rares. Toutefois, les noms de Joaquin Dick et de Lennox se trouvaient dans toutes les bouches ; personne, excepté M. de Hallay, ne songeait à Grandjean.

L’espérance de rattraper les bœufs qui s’étaient enfuis et la nécessité de réparer quelques chariots qui pouvaient encore servir, retinrent pendant deux jours les aventuriers dans leur camp ; la confiance que manifestait M. de Hallay, jointe à sa tenace et prodigieuse activité, ne contribuèrent pas peu à soutenir le courage de sa troupe. Le marquis était réellement à la hauteur de la responsabilité que lui imposait le commandement.

Quant à l’espoir que nourrissaient les aventuriers de rentrer en possession des attelages des bœufs, ils durent bientôt y renoncer ; les détachements envoyés à la découverte furent accueillis partout par des coups de feu tirés par des ennemis invisibles, et ne purent poursuivre leurs recherches. Ils eurent cinq hommes de tués dans cette infructueuse tentative.