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Page:Duplessis - Le Batteur d'estrade, 5, 1856.djvu/16

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plus raisonnable, que je vous ai considérablement aidé à préparer cette expédition. Ne vous ai-je pas déjà accompagné jusqu’à la forêt Santa-Clara lors de votre premier voyage d’exploration ? Avez-vous eu à vous plaindre, à cette époque, soit de ma fidélité, soit de ma négligence à remplir mes engagements ? Non ! je vous défie de soutenir le contraire ! M’avez-vous jamais vu manquer à ma parole ?… Pas davantage… Ai-je reculé devant un danger ? Jamais ! Eh bien, alors ! pourquoi, au lieu de vous réjouir de l’arrivée d’un brave et loyal compagnon, me faites-vous aujourd’hui un si triste accueil ? By God ! un bon rifle de plus ne nuira pas à votre entreprise. Je ne suis ni un enfant, ni un traître, ni un fou !… Beaucoup de gens ici présents me connaissent de vue ou de nom : je suis Grandjean le Canadien.

Depuis que le géant s’était débarrassé de sa franchise, il avait beaucoup gagné en éloquence ; son petit discours, appuyé de son nom, qui jouissait réellement d’une honorable notoriété parmi les aventuriers de la Prairie, produisit un excellent effet en sa faveur.

— Mais, reprit M. de Hallay avec une obstination instinctive, pourquoi êtes-vous resté quinze jours sans nous rejoindre ? Qu’avez-vous pu faire pendant ce temps ?

— J’ai fait, toujours de même que vous, monsieur, environ cent vingt-cinq lieues !

— Seul et libre de vos mouvements, puisque vous n’aviez pas avec vous de bagages, il vous aurait été fort facile de nous rattraper en deux jours.

— Un jour m’aurait suffi, si, comme vous l’imaginez, j’avais été libre dans mes mouvements !

— Ah ! vous n’étiez pas libre ?

— Hélas, non !

— Qui vous retenait ?

— Oh ! on ne me retenait nullement ; tout au contraire, on me poursuivait !…

— Vous !… Et qui donc ?…

— Un homme… non, ce n’est pas un homme… Mais qui est-il ? je l’ignore !… Tout ce que je puis vous affirmer, c’est que j’aurais préféré cent fois avoir dix ours gris à mes trousses que ce seul ennemi !…

La réponse du Canadien avait vivement piqué la curiosité de son auditoire ; les aventuriers se pressèrent autour de lui.

— J’attends toujours le nom de cet ennemi si terrible dont la poursuite vous a causé un si grand retard, reprit le marquis. Ce nom est-il un secret ?

— Pas le moins du monde, monsieur !… C’est même un nom que tout le monde connaît…

— Enfin, quel est-il ?

— Joaquin Dick, le Batteur d’Estrade !

Un cri spontané d’étonnement, presque de crainte, s’éleva au milieu de la foule des aventuriers présents ; le récit du Canadien devenait de plus en plus intéressant ; il avait tout le mérite de l’à-propos.

— Ainsi, reprit M. de Hallay, Joaquin Dick vous a poursuivi pendant quinze jours sans parvenir à vous rejoindre !… Cette action montre de sa part plus d’obstination que de puissance. Et quel motif le faisait s’acharner ainsi après vous ?

— Sa seigneurie Joaquin Dick ne m’a traqué, c’est le mot, que pendant deux jours, mais moi j’ai mis deux semaines à l’éviter. Quant à la cause de sa colère contre moi, elle venait tout bonnement de ce que j’avais exécuté un ordre que vous m’aviez donné.

M. de Hallay hésita ; mais voyant tous les yeux fixés sur lui :

— Quel ordre ? reprit-il d’une voix moins assurée.

— Parbleu ! l’ordre d’enlever la petite Antonia !…

— Moi ? vous mentez !…

Le Canadien haussa les épaules, puis d’un ton plein de bonhomie :

— Vous nous êtes bien trop indispensable en ce moment-ci, monsieur, dit-il, pour que je songe à vous demander raison de cette insulte. Et puis je n’ignore pas non plus, que les amoureux cachent volontiers leurs faiblesses. J’ai eu tort de vous parler de cela ; mais comme je ne veux pas passer non plus pour un menteur, j’ajouterai maintenant que votre passion pour Antonia ne date pas de son enlèvement. Il y a au moins trois mois que vous êtes éperdument épris d’elle. Mais, parbleu ! elle est ici, si je ne me trompe ; si vous réitérez votre démenti, je demanderai à ce qu’elle soit entendue elle-même.

Quelques rires grossiers et certaines exclamations équivoques firent briller les yeux du jeune homme d’un sinistre éclat, et il lui fallut déployer toute sa force de volonté pour ne pas éclater.

— C’est bien ! Grandjean, dit-il avec un sang-froid affecté, je vous permets de rester parmi nous ; allez prendre votre place dans les rangs.

— Je vous remercie de votre permission, monsieur, répondit le géant ; mais ne vous figurez pas que vous m’accordiez là une bien grande grâce. Si nous ne sommes pas tous scalpés, nous pourrons nous vanter d’avoir eu une fameuse chance. Bon ! voici que vous me regardez maintenant avec mépris, comme si j’étais un lâche ! By God ! vous savez bien que je n’ai pas facilement peur, et que je ne me laisse jamais impressionner… quand je dis ou que j’avance une chose ou un fait, ce n’est qu’après y avoir mûrement réfléchi !… Or, je vous répète qu’il y a cent à parier contre dix que pas un seul de nous ne reviendra de cette expédition !… Et savez-vous pourquoi ?…

— Vous me faites honte et pitié, Grandjean, interrompit vivement M. de Hallay. La chasse que vous a donnée ce vagabond de Joaquin Dick vous a rendu fou de frayeur. Taisez-vous, et allez prendre votre place !

Le géant ne bougea pas, et un sourire narquois releva ses grosses lèvres.

— Bon, s’écria-t-il, il ne s’agit plus de sa seigneurie Joaquin Dick ! C’est bien autre chose.

— Je vous ai déjà ordonné de vous taire et de vous éloigner, dit M. de Hallay avec un semblant de sévérité qui lui servit à cacher sa colère. Obéissez !

— Ah ! permettez, monsieur ; je ne suis pas un soldat, et quand j’ai adonner un renseignement de la plus haute importance pour ceux qui prennent part à cette expédition, je ne vois pas trop pourquoi je garderais le silence. Ne m’écoutez pas, si bon vous semble, comme ce serait pourtant votre devoir. Je m’adresse à tout le monde.

Le géant fit une légère pause ; puis, d’une voix pleine et retentissante comme le mugissement d’un buffle :