Aller au contenu

Page:Duplessis - Le Batteur d'estrade, 5, 1856.djvu/20

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

doigt au jeune homme un oiseau qui passait au-dessus de leur tête.

M. de Hallay comprit parfaitement cette expressive pantomime ; un mauvais sourire courba ses lèvres minces.

— Le plomb de mon fusil a plus d’une fois arrêté, au milieu de son élan, la perdrix qui, confiante dans la rapidité de son vol, se croyait hors de mon atteinte ! Antonia, la moindre tentative de fuite de votre part vous coûterait la vie… Pas de phrases sentimentales et à effet, je vous prie. Je vous le répète, je n’ai pas de temps à perdre. Cette attaque des Peaux-Rouges, c’est vous qui en êtes la seule cause… Oh ! je n’ai rien de caché maintenant pour vous… Je puis tout vous dire, tout vous avouer, car nos deux destinées sont liées irrévocablement l’une à l’autre ! La même nuit où l’illustre Joaquin pénétra dans votre tente, j’avais déjà reçu la visite de cet impudent vagabond. Il était tout simplement venu m’offrir pour votre rançon, et pour moi seul, savez-vous quoi ? Non. Vous ne le devinerez jamais ! ces mêmes trésors qu’il me faudra partager en grande partie, quand je les aurai conquis, avec les rapaces négociants qui ont fourni des fonds pour monter notre expédition, et les misérables aventuriers qui y auront pris part. Ce que Joaquin me promettait, il était en mesure de le faire, et je suis assuré qu’il aurait, par orgueil, scrupuleusement tenu à sa parole. Renoncer à l’espoir de vaincre un jour votre indifférence, c’était pour moi la fortune, le repos… J’ai refusé… Il est de toute justice que, vous ayant sacrifié la sécurité de mon avenir, je vous associe aux dangers de mon présent. Quelle sera l’issue de la lutte engagée ? Je l’ignore !… Selon toutes les probabilités, j’en sortirai triomphant ; pourtant, il peut se faire qu’une balle me jette vainqueur au milieu des morts !… Bon, voici que, malgré vos efforts pour cacher votre joie, cette belle perspective de ma fin prochaine, fait resplendir de bonheur votre visage !… Attendez, Antonia ; comme je ne veux pas que vous et M. d’Ambron vous employiez vos charmants et doux loisirs à bafouer ma mémoire… je me suis arrêté à un parti aussi simple qu’il est logique et équitable. Les hommes à qui je vais vous confier pour vous soustraire à la tentation de fuir pendant la bataille, sont des gens sur lesquels il m’est à peu près permis de compter ; or, l’ordre que je vais leur donner est, si je succombe, de vous tuer sans pitié ! Attendrir ces gens-là, qui, à ne vous rien dissimuler, n’ont peut-être pas des antécédents complètement purs, cela ne vous serait pas possible, car vous n’avez rien à leur offrir que votre beauté, et je connais assez votre fierté pour savoir que vous préféreriez la mort à une liberté si chèrement payée ! Veuillez donc me suivre !

Le ton de M. de Hallay n’admettait pas de réplique. Ce fut non loin de la rivière qu’il conduisit Antonia : cet endroit, plus éloigné que tous les autres des forêts environnantes, devait être, selon toutes les précisions, le moins attaqué.

Ce fut dans une espèce de ravin, creusé en forme d’entonnoir et dont la rampe assez douce permettait très-aisément de descendre jusqu’au fond, que M. de Hallay plaça Antonia ; de cette façon, la jeune femme n’avait rien à redouter du feu de l’ennemi : elle se trouvait à l’abri même des balles perdues. Trois aventuriers, dont l’un était Français et les deux autres Mexicains, s’assirent à côté d’Antonia : les figures patibulaires de ces bandits confirmaient pleinement ce que M. de Hallay avait avancé de leurs antécédents. Quelques broussailles accrochées aux flancs du ravin, et surtout un arbre colossal qui le couvrait de son épais feuillage, n’y laissaient pénétrer qu’un jour terne et douteux. Antonia s’assit au pied de cet arbre, et croisa ses bras sur sa poitrine.

M. de Hallay venait à peine de s’éloigner quand de nouvelles clameurs, ou, pour être plus exact, des hurlements terribles grondèrent comme un tonnerre humain. Presque au même instant, une fusillade incroyablement serrée enveloppa d’un demi-cercle de feu les aventuriers.

Ainsi que l’avait prévu le marquis, aucune démonstration hostile n’avait lieu du côté de la rivière.

La position des bandits, sans être aucunement désespérée, loin de là, ne leur offrait pas les mêmes avantages que leur eût donnés un terrain plat. N’apercevant devant eux aucun ennemi, car les Peaux-Rouges tiraient derrière les arbres, les buissons ou les rochers, ils ne pouvaient guère diriger leurs coups qu’au hasard.

Du reste, garantis, eux aussi, par les arbres qu’ils avaient abattus la veille, et profitant également des accidents de terrain qui se trouvaient dans le camp, ils jouissaient à peu près des mêmes avantages que leurs assaillants.

Ils se défendaient depuis près d’une demi-heure, et il n’y avait encore eu parmi les Européens qu’un seul homme de tué et quatre de très-légèrement atteints, lorsqu’une espèce sinon de panique, au moins de confusion, se manifesta dans le camp. On avait vu une dizaine d’hommes, munis de seaux de cuir, courir, sur l’ordre de M. de Hallay, vers la rivière. Cinq minutes plus tard, une fumée dont la couleur noirâtre tranchait sur la fumée blanche produite par la poudre, oppressait la respiration et affectait la vue des aventuriers. L’événement qui avait signalé l’entrée de l’expédition dans les terres de l’Apacheria se reproduisait : le feu était aux bagages.

Alors seulement l’on s’aperçut d’un fait qui, dans le premier moment de la lutte, n’avait pas été remarqué, c’est-à-dire que les Peaux-Rouges avaient lancé dans le camp une énorme quantité de flèches enflammées ; leur fusillade n’avait eu d’autre but que de détourner de cette manœuvre l’attention des aventuriers. Des mules de charge, pas une seule ne restait debout ; elles gisaient criblées de balles sur le sol. Il était incontestable que cette pensée d’une destruction plutôt matérielle que sanglante, ne venait pas des Peaux-Rouges ; les Indiens, livrés à leurs propres inspirations, se seraient, au contraire, soigneusement abstenus d’anéantir à l’avance les profits qu’ils pouvaient tirer de leur victoire ; la mort des mules de charge et l’incendie de ce qui restait des provisions et des bagages prouvaient, jusqu’à la dernière évidence, la présence de Joaquin Dick et peut-être aussi celle de Lennox parmi les assaillants.

Les aventuriers qui se présentèrent avec leurs seaux de cuir pleins d’eau pour éteindre les caissons en flammes tombèrent comme foudroyés. Ceux qui les suivirent éprouvèrent le même sort. Bientôt un cercle que la terreur agrandissait de plus en plus se forma autour de l’incendie. Personne n’osait plus avancer. À cet effroi, qui n’était que trop motivé, s’ajoutait une espèce de crainte superstitieuse : on avait remarqué que tous ceux qui avaient été frappés l’avaient été au même endroit, à la tête. Une si fatale adresse d’autant plus inexplicable et extraordinaire qu’elle se produisait au milieu de la confusion d’un combat, était certes de nature à impressionner vivement ceux qui en étaient les témoins.

L’arrivée de M. de Hallay produisit un mouvement d’anxieuse curiosité ; chacun était dans l’attente de ce qu’il allait dire et faire. Il n’hésita pas ; il arracha un seau des mains d’un des aventuriers que la terreur tenait cloué à sa place et s’avança résolument jusqu’au foyer de l’incendie. À l’instant même la fusillade cessa comme par enchantement. Cette trêve momentanée pouvait fort bien n’être qu’un effet du hasard : toutefois la coïncidence qu’elle offrait avec l’apparition du marquis était d’autant plus étrange