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Page:Duplessis - Le Batteur d'estrade, 5, 1856.djvu/21

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que déjà un fait identiquement semblable avait eu lieu il y avait à peine une heure, lors de son passage de la rivière Jaquesila.

Cette fois, au lieu de profiter du succès qui venait de couronner son audace pour reprocher à ses gens leurs hésitations en face du danger, M. de Hallay s’éloigna sans prononcer une parole ; on aurait dit que ce succès, aussi facile qu’imprévu, le contrariait.

Dès que la destruction des bagages et des provisions fut complète, la lutte prit une face nouvelle. Les Peaux-Rouges changèrent la direction de leur feu ; leurs coups devinrent plus rares, mais beaucoup plus meurtriers ; car ils rendaient inutiles, pour les Européens, les retranchements élevés de quatre pieds environ qui jusqu’alors les avaient un peu protégés et garantis ; on eût dit une fusillade partant des nuages.

Quelques blanches bouffées de fumée que l’on voyait filtrer à travers les cimes des arbres les plus élevés expliquaient ce prétendu phénomène.

Il n’était pas encore dix heures du matin que déjà près de cinquante cadavres jonchaient la terre. La position des aventuriers devenait de plus en plus désespérée de minute en minute. Deux seuls partis restaient à prendre à M. de Hallay : mettre la rivière entre les ennemis et lui, ou bien débusquer, par une vigoureuse sortie, les Peaux-Rouges des postes qu’ils occupaient. Ce fut à cette dernière résolution qu’il s’arrêta.

Une colonne composée d’une trentaine d’aventuriers, la baïonnette au bout de la carabine, s’élança hors des retranchements. M. de Hallay, quelque envie qu’il eût de se mettre à leur tête, avait dû se résigner à rester au camp pour le garantir de toute surprise.

Les Peaux-Rouges ont une manière de se battre qui leur est toute particulière et qu’aucune influence étrangère ne parviendra jamais à modifier : ils n’acceptent un combat corps à corps qu’autant qu’ils ont surpris leurs ennemis dans une embuscade, ou qu’assaillis eux-mêmes d’une façon inopinée, il ne leur est plus permis d’opérer leur retraite : dans toute autre circonstance ils ont pour règle invariable de ne pas attendre leurs adversaires. La sortie des aventuriers n’eut donc pour eux d’autre résultat que d’éloigner momentanément les Indiens et de leur permettre d’abattre à coups de hache les arbres plus rapprochés du camp. Une dizaine de cadavres de Peaux-Rouges, qu’ils aperçurent, soit accrochés dans les branches, soit étendus aux pieds des arbres, leur prouvèrent que leurs coups tirés au juger n’avaient pas été tous entièrement perdus. Après cette sortie, un calme aussi subit que l’attaque des Indiens avait été violent régna autour du campement. M. de Hallay profita de cette espèce de trêve pour réunir et consulter ses principaux associés.

— Messieurs, leur dit-il, nous opiniâtrer davantage à défendre nos retranchements, ce serait, à mon avis, compromettre la réussite future de notre expédition. Il n’y a qu’un seul moyen de sortir honorablement et fructueusement de notre fâcheuse position, c’est de prendre l’offensive et d’effectuer le passage du Jaquesila. Le terrain, de l’autre côté de la rivière, est dénué de hautes futaies et exempt de ravins. Si nos ennemis osent nous suivre, je vous gage ma tête que pas un seul d’entre eux n’échappera à notre vengeance !… En plaine, nous viendrons facilement à bout de ces hordes indisciplinées. Elles ne soutiendront même pas notre premier choc !… Gentlemen, je suis prêt à écouter vos observations et à les accepter si elles me paraissent logiques et raisonnables ! Parlez…

Tandis que M. de Hallay tenait cette espèce de conseil de guerre, une scène à peu près semblable se passait à mille pas de lui, dans la forêt qui entourait le camp. Lennox, Joaquin Dick, M. d’Ambron et Grandjean, assis dans une étroite clairière circulaire, discutaient sur la nouvelle impulsion qu’il fallait donner aux Indiens. Le visage de Lennox exprimait la mauvaise humeur, celui du Batteur d’Estrade une cruelle inquiétude ; le comte était en proie à une exaltation qu’il comprimait avec peine, et le Canadien, occupé à nettoyer fort tranquillement le canon de son rifle, paraissait ne prêter qu’une médiocre attention à ce qu’il se disait. C’était Lennox qui avait la parole.

— Réellement, Joaquin, il faut que je te porte une bien grande amitié pour que je t’aie laissé diriger l’action ainsi que tu l’as fait !… Je perds aujourd’hui une occasion qui ne se représentera peut-être plus pour moi de ma vie entière !… Que de sang versé brutalement, sans la moindre intelligence, sans le moindre plaisir !… Excepté les faces pâles qui ont voulu tenter d’éteindre l’incendie et que nous avons pu viser à loisir, cette boucherie ne nous a pas permis une seule fois de déployer notre adresse !… Si tu veux m’en croire, nous ne renouvellerons pas une attaque générale avant quelques jours d’ici, et nous nous contenterons, en attendant, d’affaiblir et de détruire petit à petit l’ennemi dans des rencontres partielles. Y a-t-il quelque chose au monde de plus beau et de plus agréable que la réussite d’une embuscade habilement tendue ? Et puis, vois-tu, Joaquin, quel que soit l’attachement que te portent les guerriers qui sont accourus à ta voix, quelque extraordinaire et puissante que soit ton influence sur les Peaux-Rouges, ils t’abandonneront tous si tu continues à avancer dans le sentier de la guerre d’une façon si contraire à nos goûts et à nos habitudes ! L’Indien n’aime pas les chocs violents des foules qui se heurtent au hasard… C’est bon pour les lazy-dogs [1], qui n’ont ni ruse, ni activité, ni intelligence ! Mes frères ne remplissent pas un métier, ils sont libres, ils aiment le butin, mais ils préfèrent la gloire. Ils pensent que la chevelure d’un ennemi frappé par hasard n’est pas un trophée véritable, c’est presque une imposture. En effet, que répondre, à moins d’être un menteur, aux questions des amis qui vous interrogent sur les détails du combat où vous avez cueilli cette chevelure ? Je te le répète pour une dernière fois, Joaquin, t’obstiner dans tes intentions, c’est t’exposer, presque à coup sûr, à te voir abandonné par tous tes guerriers.

Le Batteur d’Estrade avait écouté avec une impatience pleine de déférence les reproches et les conseils du sauvage européen ; du reste, pour la rareté du fait, il aurait eu tort de l’interrompre, car ce petit discours était le plus long que Lennox eût encore prononcé depuis le jour de sa naissance.

Joaquin cherchait un biais pour ménager sa susceptibilité et avoir l’air de lui faire quelque prétendue concession propre à chatouiller son amour-propre ; mais M. d’Ambron ne lui donna pas le temps de prendre la parole. C’était déjà avec beaucoup de peine que le comte avait laissé poursuivre Lennox jusqu’à la fin.

— Señor, s’écria-t-il en s’adressant à Joaquin Dick, je dois vous déclarer tout de suite, afin que vous ne m’accusiez pas plus tard d’avoir manqué à la reconnaissance que je vous dois, que, quel que soit le parti auquel vous vous arrêterez, le mien est déjà pris à l’avance, et que rien au monde ne me fera y renoncer.

— Et quel est votre résolution, comte ?

— Pouvez-vous m’adresser une telle question ? Quoi ! Antonia est là, devant moi, si près de moi, que si j’élevais la

  1. On désigne aux États-Unis, les soldats sous le sobriquet de lazy-dog (chiens fainéants).