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Page:Duplessis - Le Batteur d'estrade, 5, 1856.djvu/27

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donneras, mon Luis… car si j’ai été coupable, ça été par excès d’amour… je voulais rester digne de toi…

— Eh bien ! Antonia, achève, murmura M. d’Ambron d’une voix sourde et qui décelait d’atroces souffrances morales.

La jeune femme baissa ses longs cils ; puis, prenant une main de son mari dans les siennes :

— Luis, dit-elle, tu te rappelles bien, n’est-ce pas, du jour où tu tuas ce gabilan qui décimait nos colombes ? Tu eus tort alors, Luis, mon bien-aimé, de te railler de mes craintes. Le présage s’est accompli. Je me croyais abandonnée de Dieu… Je croyais n’avoir plus aucun secours à l’espérer des hommes… il était là, lui… seul et menaçant… Je me suis empoisonnée !…

Il serait impossible de décrire l’émotion que cette révélation causa aux deux hommes : M. d’Ambron paraissait, à force de souffrance, insensible au coup qui venait de le frapper ; Joaquin Dick levait vers le ciel un regard qui dirait tout à la fois le reproche et la prière. Quant à Lennox, quoique l’aveu de la jeune femme eût altéré d’abord son impassibilité, son visage n’avait pas tardé à reprendre son masque habituel de calme et d’insensibilité.

— Tous fous ! murmura-t-il.

Alors, s’avançant d’un pas vers Antonia :

— Quel poison as-tu pris ? lui demanda-t-il. Tu avais donc emporté du poison avec toi ?

— Non, Lennox !… mais le leche de palo ne se trouve-t-il pas partout dans ce désert ?

— Ah ! c’est du leche de palo ? Quelle quantité en as-tu bue ? Combien y a-t-il de temps de cela ?

— Hélas ! j’avais si peur de ne pas mourir, Lennox, que mes lèvres se sont abreuvées à longs traits de ce suc mortel… Cela a eu lieu il y a à peu près une heure !

— Pourquoi avoir tardé si longtemps à te plaindre ?… Reviens !…

Lennox s’éloignait lorsque M. d’Ambron l’arrêta.

— Y a-t-il de l’espoir ?

Le vieux trappeur le repoussa brutalement et passa outre tout en disant :

— Le poison marche vite et ce n’est point avec des paroles que l’on combat ses progrès. Suis-moi, Joaquin.

La scène de tendresse désolée qui suivit le départ des deux hommes ne saurait se traduire. Il y a des drames intimes dont l’interprétation défie toutes les ressources de la langue humaine ; la terrible poésie des sensations ne peut être écrite et comprise que par le cœur. Un quart d’heure s’était à peine écoulé quand Joaquin et Lennox rentrèrent dans la hutte : ce dernier tenait à la main une moitié de calebasse remplie d’une épaisse bouillie.

— Prends ceci, ma fille, dit-il à Antonia.

La jeune femme, sur un regard suppliant que lui adressa M. d’Ambron, s’empressa d’obéir.

— Ce que je te donne là, enfant, continua Lennox, est simplement de l’atole[1] auquel j’ai mêlé le jus de certaines herbes ; c’est un antidote souverain contre le leche de palo. Peu de personnes le connaissent. Oh ! ne me remercie pas ; Joaquin possédait, lui aussi, ce secret. Si je ne m’étais pas trouvé, par hasard, sur ta route, il t’aurait sauvée, lui ! Ainsi tu ne me dois aucune reconnaissance !

Tandis que Lennox prononçait ces mots, le Batteur d’Estrade, le cou tendu, les yeux dilatés outre mesure, examinait le visage de la jeune femme avec une attention extrême.

— Tu ne mourras pas, Antonia ! s’écria-t-il enfin. Non, tu ne mourras pas !… Oh ! ne crois pas que je parle ainsi pour te rassurer… je sais combien tu as l’âme forte et vaillante… je ne voudrais pas te tromper… Tu vivras, enfant ! la limpidité et l’éclat de tes prunelles m’apprennent que le poison sera vaincu… C’est là un symptôme certain, presque infaillible… Reprends tout ton courage, tu auras encore de longues et belles années à consacrer à ton bien-aimé Luis…

Ces paroles, prononcées avec conviction, rendirent un peu de calme à M. d’Ambron ; il regarda Lennox pour savoir s’il confirmait le pronostic du Batteur d’Estrade. Le vieux trappeur comprit parfaitement cette muette interrogation, et il voulut bien y répondre.

— Joaquin n’a jamais menti de sa vie, dit-il, mais Joaquin est une face pâle, et comme tous ceux de sa race il est enclin à l’exagération ! Vous autres tous Européens vous prenez volontiers vos désirs et vos espérances pour des réalités !… Assurer que la fille de la Vierge échappera au poison, c’est ce que nul ne pourrait faire avec certitude ! Oui, pourtant, il est vrai que tous les signes visibles annoncent guérison !… Le plus grand danger que puisse maintenant courir ma fille, ce serait d’éprouver un fort saisissement !… Toute mauvaise émotion serait mortelle pour elle !…

Le vieux trappeur se tut, puis, après une légère pause, il reprit la parole ; cette fois sa voix, ordinairement si monotone, était énergiquement accentuée :

— Antonia, s’écria-t-il, quoi qu’il arrive, sois sans inquiétude au sujet de ta vengeance ! L’homme dont tu as tant à te plaindre était déjà mon ennemi ; je réunirai ta haine à la mienne. Le supplice de ce M. de Hallay sera épouvantable. Je veux que le souvenir de ses tortures devienne une des plus sanglantes traditions du désert. Je compte prolonger l’agonie de ce misérable jusqu’au delà des limites que la vie accorde à la douleur. Je sais le moyen de ranimer les forces d’un mourant !… Vois-le d’ici, attaché au poteau des tortures, ce de Hallay… sa tête est privée de sa chevelure, ses mains n’ont plus d’ongles, ses yeux de paupières… Le plomb fondu pénètre dans ses chairs… Le soleil frappe ses yeux sans défense… Les insectes ailés s’abattent en bourdonnant sur son crâne scalpé, et enfoncent leurs aiguillons dans ses veines mises à nu…. Entends-tu les cris du misérable ?… Il me demande grâce… Je lui réponds par de nouvelles souffrances… et, entre chaque cri que lui arrache la douleur, ton nom, celui d’Evans et le mien raisonnent à son oreille !

Lennox s’était animé ; il lui semblait assister à l’épouvantable spectacle qu’il décrivait ; il était à la fois hideux et sublime dans l’expression de son implacable férocité. Il allait continuer ; un cri déchirant que poussa Antonia, et qu’elle accompagna d’un geste suppliant, l’arrêta dans son horrible éloquence. Les sinistres images évoquées par le vieux et vindicatif trappeur l’avaient effrayée, dégoûtée et indignée au delà de toute expression ; elle paraissait prête à s’évanouir. Toutefois, faisant un violent effort sur sa faiblesse, ce fut d’une voix vibrante d’indignation qu’elle s’adressa au sauvage européen :

— Lennox, s’écria-t-elle, il n’est pas possible que tu aies parlé sérieusement ! Non, non, tu t’es laissé emporter par la colère ; mais déjà tu te repens de tes affreuses menaces… tu as renoncé à tes horribles projets ! Oh ! s’il en était autrement, je ne pourrais plus supporter ta présence… ta vue me ferait horreur !

Un sourire à peine ébauché glissa sur les lèvres du trappeur.

— Les femmes à face pâle, répondit-il, n’ont qu’une demi-raison, qu’un demi-cœur ; elles savent aimer, mais elles ne savent pas haïr. Ce que j’ai dit, je le ferai… Adieu !

Après être resté encore quelques instants auprès d’An-

  1. Bouillie de fleur de maïs.