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Page:Duplessis - Le Batteur d'estrade, 5, 1856.djvu/28

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tonia, Joaquin Dick s’en alla veiller à la sûreté des aventuriers, auxquels il avait engagé sa parole que les Peaux-Rouges ne tenteraient rien contre eux. Il les trouva accablés par le découragement et se disposant au départ.

— Gentlemen, leur dit-il, je vous souhaite un bon voyage, mais je doute fort, je ne vous le dissimulerai pas, de votre heureux retour à Guaymas… Soyez toutefois bien persuadés d’une chose, c’est que je tiendrai à ma promesse, et que les Peaux-Rouges vous laisseront passer en paix.

La prédiction du Batteur d’Estrade se réalisa. Des deux cents et quelques aventuriers qui s’étaient embarqués à San-Francisco, sept hommes seulement arrivèrent à Guaymas ; tous les autres succombèrent en route aux privations et aux maladies.

Telle fut la fin de cette célèbre expédition dont les journaux américains firent tant de bruit il y a quatre ans, et qui mit pendant près de six semaines la ville de San-Francisco en émoi. Quoique la fréquence des grandes catastrophes aux États-Unis en fasse promptement perdre la mémoire, on y parle encore aujourd’hui de l’affreux dénoûment de l’expédition Halley ; il est probable que ce lugubre souvenir prendra place dans les annales de l’histoire des flibustiers de cette jeune, hardie et turbulente république.

À la nuit tombante, Joaquin Dick se coucha par terre, sur son zarape, devant la hutte où reposait sa fille.

Quant à Grandjean, que l’on n’avait pas revu depuis la délivrance d’Antonia, il s’était retiré dans un endroit écarté de la forêt pour pouvoir composer, sans être ni dérangé ni troublé, un petit discours justificatif qu’il comptait réciter à la jeune femme, afin d’obtenir d’elle l’oubli du passé ; or, le géant n’avait encore pu trouver, malgré un travail opiniâtre, que les cinq premiers mots de son exorde : « Señora, je suis un gredin ! »


XXXI

LE REPENTIR.


Malgré le rôle si actif qu’il avait joué pendant la sanglante journée qui venait de s’écouler, Joaquin Dick passa la nuit entière ses yeux fixés sur la hutte qui renfermait sa fille bien-aimée, et sans pouvoir goûter une seule minute de sommeil. Ce qu’il souffrit, durant ces quelques heures, dut racheter auprès de Dieu les fautes et les erreurs de son passé, car sa douleur fut noble et chrétienne : il n’y avait plus dans son cœur ni colère ni révolte ; l’humilité y avait remplacé l’orgueil, et le repentir la colère.

Les premiers rayons du jour commençaient à peine à poindre à l’horizon lorsqu’il vit M. d’Ambron sortir de la cabane en feuillage où reposait Antonia ; le jeune homme avait l’air profondément abattu. Joaquin se leva d’un bond, et s’élançant à sa rencontre :

— Antonia serait-elle en danger ? lui demanda-t-il d’une voix cruellement agitée.

— Ah ! c’est vous, cher Joaquin ? J’allais vous chercher.

Le Batteur d’Estrade chancela.

— Antonia se meurt, n’est-ce pas ? dit-il.

— Non pas, grâce à Dieu, mais elle a passé une horrible nuit ! Depuis hier au soir jusqu’au matin, le délire ne l’a pas quittée. Elle vient seulement à présent de reprendre sa connaissance.

— Le délire !… Mais le leche de palo ne produit pas le délire, Luis !… Au contraire, c’est par une tranquille et presque léthargique somnolence qu’il conduit à la tombe ses victimes !… Il a dû se passer depuis hier un événement que vous me cachez, ou que vous ignorez vous-même !…

— Non, Joaquin, je n’ai pas quitté Antonia d’une seconde.

— Mais, au fait, pourquoi veniez-vous me chercher ?

— Parce que vous connaissez, à ce que disait hier Lennox, et les effets que produit le leche de palo et la façon dont on doit le combattre.

Joaquin parut hésiter.

— Ainsi c’est votre seule inspiration qui vous a conduit vers moi ? demanda-t-il. Antonia n’a pas songé à son humble et dévoué serviteur ?

— Vous êtes injuste, Joaquin ! Votre nom a erré vingt fois, pendant ces longues heures de fièvre, sur les lèvres de notre bien-aimée Antonia.

— Elle me maudissait ?

— Non, tout au contraire, elle invoquait votre amitié, et s’excusait auprès de vous d’avoir douté de votre affection !…

Le Batteur d’Estrade leva vers le ciel un œil brillant de la plus vive reconnaissance ; puis passant son bras sous celui du jeune homme :

— Allons, lui dit-il.

Et il l’entraîna précipitamment.

Lorsque les deux hommes arrivèrent auprès de la couche improvisée sur laquelle était étendue la jeune femme, elle les accueillit par un doux sourire empreint d’une céleste résignation.

Sa première parole fut pour son mari.

— Merci, Luis, dit-elle.

Puis, s’adressant tout aussitôt au Batteur d’Estrade.

— Joaquin, dit-elle, ton visage m’est apparu bien souvent cette nuit dans mes rêves… Je ne t’ai point témoigné hier ma reconnaissance comme je l’aurais dû… comme tu le méritais… car je sais maintenant que c’est toi qui as soigné et sauvé mon Luis bien-aimé de ses blessures. Joaquin, comment m’excuserais-je jamais auprès de toi de l’injurieuse et injuste méfiance que je t’ai montrée lorsque tu as si généreusement risqué ta vie pour venir m’arracher des mains de M. de Hallay ?… Ah ! si je n’avais pas été une insensée… si j’avais eu foi en ton amitié, rien de ce qui a eu lieu depuis ne serait arrivé. Joaquin, tu es si bon, et moi je suis si à plaindre, que, n’est-ce pas, tu me pardonnes ?

Les larmes empêchèrent l’infortuné père de répondre tout de suite : ce fut après un violent effort sur lui-même qu’il put enfin prendre la parole.

— Antonia, enfant chéri de mon adoption et de mon cœur, dit-il d’une voix dont l’exquise et pénétrante sensibilité était d’une irrésistible séduction, qu’il ne soit plus jamais question de ces jours de tortures qui ont manqué de briser ton existence !… Considère-les comme un rêve odieux que tu dois t’efforcer d’oublier. Ton passé date de l’heure où tu as vu pour la première fois ton noble et bien-aimé Luis, et s’arrête au moment où tu as manqué de le perdre à tout jamais… Ton présent, c’est hier… ton avenir, c’est un demi-siècle de félicité !

L’infortunée jeune femme hocha doucement la tête.

— Mon présent, dit-elle, c’est mon passé… mon avenir, c’est aujourd’hui, c’est la mort !

— Tu es folle. Antonia !… ce poison…

— Je te sais bon gré de tes généreux mensonges, Joaquin, interrompit-elle avec vivacité, mais ils sont inutiles !… Je sens que je n’ai plus beaucoup de temps à vivre !… Cependant, ajouta-t-elle précipitamment en remarquant un geste de désespoir que son mari n’avait pu retenir, cependant… il est possible que je me trompe ! Oui, en effet, je me trouve beaucoup mieux ce matin.

Un lourd et pénible silence suivit cette réponse d’Antonia. Joaquin Dick, s’adressant enfin au jeune homme :

— Monsieur, lui dit-il, j’ai une prière à vous adresser ! Veuillez me laisser seul un instant avec madame la comtesse d’Ambron !…